Hétérodoxies

 

 

Antibiliothèque : nom donné par Nassim Taleb à la bibliothèque des livres achetés mais non lus.

C’est une Vanité à portée de la main : mettre bien en évidence, chez soi, les livres que nous ignorons, c’est rendre notre ignorance visible, lui donner un espace et du volume, donc nous rappeler à l’humilité.

 

« Apéro d’idées » (Sorbonne Université) : il existe en effet des apéros sans idées ; Dieu nous en préserve.

 

Aphex Twin, Selected Ambient Works : palais de cristal où les salles ont de hauts plafonds vous représentant en fresques vos souvenirs d’enfance.

 

Ateliers d’écriture : moins un individu a de choses à raconter, plus on lui offre des occasions de se raconter dans son cursus estudiantin ou professionnel.

La littérature n’est pourtant pas l’acte d’écrire d’abord, mais celui de vivre au préalable, et de se prendre des poings dans la figure, avant d’écrire.

Les professeurs organisant des ateliers d’écriture pourraient demander à leurs étudiants de prendre en note ce que d’autres plus vieux qu’eux disent de leur vie – un quidam dévoué ou mystérieux, qui aurait travaillé à la DDASS de Saint-Denis ou participé à la guerre d’Algérie.

 

Autotune : procédé par lequel la machine rend harmonique toute voix humaine.

L’autotune fait du chanteur un dieu pendant un instant : le caïd de cité devient un crooner grâce à lui, comme la drogue dont ce caïd parle souvent dans son morceau, qui lui permet un argent facile et sans travail.

L’autotune aide à faire croire que tout est dû tout de suite et sans effort.

L’autotune sort un opéra d’un chapeau, par un travail machinal dont l’homme récupère tous les mérites, sauf quand l’autotune casse et rend son utilisateur à sa misère initiale.

L’autotune est le veau d’or de la musique : il fait adorer une voix harmonieuse et trompeuse.

 

Balzac, Les Parents pauvres (La Cousine Bette et Le Cousin Pons) : chaque écrivain a ses thèmes moteurs, et chez Balzac c’est l’argent : quand il s’en éloigne, il est moins original. Dans une œuvre comme Le Cousin Pons, l’argent est la pâte par laquelle l’auteur noue l’intrigue entre les personnages.

Balzac manipule l’argent comme Vermeer manipule la lumière : il cisèle avec l’argent des tableaux petits et resserrés en apparence, mais éternellement solides et méticuleux en réalité.

L’argent est symbole du monde d’après la Révolution (l’ascension sociale se faisant grâce à l’abolition des privilèges). Or ce sens si aigu de l’argent et des infinies manières de l’obtenir, de le distribuer dans les personnages, est dû à Balzac, un monarchiste. C’est son royalisme, ce dehors par rapport à nous, qui permet à Balzac de décrire la société d’après la Révolution, notre dedans, l’ère républicaine et libérale dévoyée en monde de l’argent, du libre-échangisme et de l’individualisme.

Que deviendrons donc nos régimes libéraux dans la littérature, une fois que tout le monde sera libéral ? Nous y serons emprisonnés mentalement, sans satire ni critique. Les républicains, libéraux et libertaires les plus fervents, sont aussi bêtement satisfaits de tout ce qui se passe en démocratie que les communistes face aux « contre-révolutionnaires » décrits par Gide en U.R.S.S. :

« Pourquoi quitter un Parti où l’on était si bien ? qui vous procurait de tels avantages ! et ne vous demandait, en échange, que d’acquiescer à tout et de ne plus penser par soi-même. Qu’a-t-on tant besoin de penser (et par soi-même, encore !) quand il est admis que tout va si bien ? » (Gide, Retouches à mon Retour de l’U.R.S.S.).

Il faut donc se créer son propre dehors, et surtout se recréer les dehors anciens, à la manière de Balzac par son royalisme : une pensée aux valeurs suffisamment écartées de l’époque dans laquelle on vit, pour décrire les vices de celle-ci, les voir de l’extérieur.

 

Bleu de travail : spoliation de la classe bourgeoise à la classe prolétarienne, qui confirme que l’Histoire se répète comme farce (Marx); dans sa version esthétique, jamais entaché de sueur; un vendeur en bleu de travail ressemble à un peintre qui n’a pas fait d’oeuvre, même si un vendeur aimable et pertinent dans son dialogue peut embellir une journée comme la vision d’un beau tableau.

 

Bouddhisme : religion qui repose sur la découverte d’un état, l’éveil (boddhi), et l’extinction des douleurs (nirvana), et non sur le culte d’une personnalité.

 

Cézanne, Le jardinier Valliet : portrait d’un homme heureux, assis à l’ombre après avoir jardiné et croisant les jambes avec décontraction ; visage caché par le chapeau, mais on peut croire qu’il sourit.

Un portrait non d’un homme (c’est tout juste sa silhouette) mais aussi de son bonheur intangible, ou du moins à l’ombre et sous un chapeau comme lui, ou comme la plante qui pousse en silence.

 

« Chef de projet » : Les thésards peuvent désormais s’intituler : « chef de projet » au même titre qu’un employé du bâtiment, de l’ingénierie, du marketing et de la communication.

Dans le film Amours chiennes de Alejandro Gonzalez Iñarritu, un personnage cite ce proverbe mexicain : « Pour faire rire Dieu, parle lui de tes projets. »

Avec tant de projets et de chefs à leur tête, Dieu doit être mort de rire.

 

Cuisine ouverte : rien de plus étranger que la cuisine visible dans le restaurant à l’esprit du travail, qui demande le secret, le recueillement, la solitude. Beau principe esthétique que dans une œuvre on ne laisse pas voir le travail.

Mais dans le visage de la cuisinière nippone d’un restaurant étoilé, la cuisine ouverte laisse aussi échapper le regard si dense du travail interrompu, entre deux manipulations ; tout le meilleur d’un humain concentré en un instant. Le travail passionné est la seule chirurgie esthétique efficiente.

 

Écriture inclusive : écriture incluant des points et conjugaisons féminines au milieu d’une phrase afin d’inclure davantage les femmes dans le monde : « Comme si c’était motif de guerre d’enlever une conjonction au domaine des adverbes ! » (Éloge de la folie, XLIX).

Elle prend les gens pour des imbéciles : qui oublie que les amants puissent être aussi des amantes, dans une simple phrase ? A peu près des imbéciles. Elle fait buter la langue par sa lourdeur à rappeler le champ des possibles d’un groupe.

Les pratiquants de l’écriture inclusive ne sont pas toujours inclusifs dans la pratique : j’ai vu des scripto-inclusifs demander à ne pas inviter un collègue arabe qui fait des gaffes.

Ceux qui veulent régenter la langue française avec des points dans leur phrase sont néo-puritains plutôt qu’inclusifs : ils veulent purifier de ses marques masculines une langue dont la perfection formelle est déjà si difficile à atteindre, et plaisante à entendre, qu’elle passe l’envie de la réformer à ceux qui la cultivent pour sa beauté.

 

Escalators : Le gentilhomme moderne les prend, mais les monte aussi : il va plus vite par les outils, tout en se musclant lui-même ; la technologie sert sa propre amélioration.

 

Escape game : ce jeu de rôle consistant à s’évader pièce après pièce d’un lieu fictif (train, avion, tombeau, temple, laboratoire, château), en groupe d’amis et en un temps limité, a du succès dans les moyennes et petites bourgeoisies européennes.

Il donne le frisson d’avoir réfléchi dans une circonstance exceptionnelle et qu’on se garde bien de provoquer dans sa propre vie.

L’escape game consiste à s’échapper d’un lieu et il est à ce titre le divertissement par excellence puisqu’il entraîne à s’échapper tout court, à commencer par s’échapper de soi-même.

L’escape game est le reflet poétique de cet autre jeu plus sérieux à laquelle se livre une partie de la petite et moyenne bourgeoisie occidentale : s’échapper de sa propre identité. « Échappons-nous de cet hôtel en flamme  » disent les joueurs d’escape game, et quand ils sortent et reviennent à la réalité : « Échappons-nous du patriarcat oppresseur et des restes de notre éducation catholique ». Certains joueurs d’escape game s’échappent d’un hôtel hanté ou d’un temple maya quand ils jouent, et puis jouent à quitter un ordre bourgeois qu’ils renforcent pourtant dans leurs stratégies immobilières et territoriales.

Une liberté plus grande, et un jeu tout aussi stimulant, consisterait à se retrouver dans un temple maya pour essayer de le défendre. Non pas s’en sauver, mais le sauver.

Pourquoi éprouver son autonomie en fuyant et non en conquérant ? Cet esprit de fuite trahit une perte de confiance dans le monde extérieur perçu comme lieu de survie ; tandis que l’esprit de conquête d’un lieu – comme de s’imprégner lentement du château de Chenonceau et continuer d’y vivre en rêve – rend le monde extérieur plus en harmonie avec l’âme et en fait un lieu de bonheur.

Lorsqu’un bourgeois européen se trouve face à quelqu’un qui a encore des définitions à peu près délimitées sur sa propre identité (être un homme ou une femme, un Européen, un être pensant) certains bourgeois européens se retrouvent malgré eux dans un escape game : ils veulent fuir cette compagnie qui définit encore le tempérament anglais, la virilité gréco-romaine, la culture chrétienne, etc., idées qui renforceraient ces bourgeois dans leur identité et qu’ils jugent ringardes, eux qui apprennent sans cesse à s’échapper d’eux-mêmes.

 

Farmer, Mylène : chanson populaire fusionnant christianisme (« Agnus Dei », « Ainsi soit je ») et libertinage (« Libertine », « Pourvu qu’elles soient douces »), transcendance et luxure, rêverie et chair, autrement dit la dialectique de l’Europe latine.

Le mauvais goût qu’on lui impute parfois est ce qui propage aussi plus amplement dans la population son lyrisme simplificateur et décuplé : homo comme hétérosexuels, noirs comme blancs, Français comme Russes vont aux concerts de Mylène Farmer.

Mylène Farmer est si européenne qu’elle défend la spezzatura (« Mylène s’en fout », « Regrets »), cette nonchalance des courtisans italiens les plus accomplis de la Renaissance, ou l’« Innamoramento », amour naissant et incertain d’où ont jailli les plus belles œuvres.

Mylène Farmer exprime tour à tour l’envie de céder aux impulsions du cœur et de l’esprit, mais donne aussi la poésie de leur retardement ou de leur sublimation – elle fait du corps une enveloppe sensible et religieuse.

 

Gauchisme : préférence idéologique pour la médiocrité. Le gauchiste défend a priori le déficient contre l’efficient, le laid contre le beau, le dépressif contre le sportif aux joues roses, l’homme inconnu, mais plus marginal, contre l’ami compatriote trop bien connu.

Certains entendent gauche dans gauchisme, mais on peut aussi entendre schisme; le schisme d’avec le sens commun, qui malgré la folie des hommes élit le beau sur le laid, l’efficient sur le déficient, l’ami ou compatriote sur l’inconnu.

Il pourrait être confondu avec un chrétien quittant père et mère en faveur du Christ, mais le gauchiste ne se sacrifie à sa cause qu’en de trop rares occasions.

La Princesse de Clèves? – c’est trop difficile à étudier pour les élèves de banlieue! on peut pas leur faire étudier les figures de style des rappeurs? La musique classique? – un capital culturel dans le 16e arrondissement! La religion chrétienne? – une officine de pédophiles! Un fils de musicien qui joue bien du violon? – un délit d’initiés!

A la place de La Princesse de Clèves, le gauchiste propose aux Français noirs et plus pauvres que lui de lire des récits sur des tribus noires africaines écrits par des romanciers blancs et sans génie (comme Laurent Gaudé); ou que la religion musulmane soit dite pacifique a priori, sans connaissance du Coran, et sans pour autant dire le vrai bien des musulmans pacifiques et courageux.

Le gauchiste veut avant tout se voir plus beau dans le reflet embellissant qu’il tend au plus faible que lui, comme la compassion fait considérer le plus faible, mais comme différent de nous – le plus faible qui n’est qu’un moyen pour le gauchiste de s’aimer lui-même, et non une fin, donc le fondement de toute immoralité.

 

Hashtag : Lorsque le petit Marcel d’A l’ombre des jeunes filles en fleur dit à M. de Charlus qu’il adore sa grand-mère, Charlus lui conseille, en bon aristocrate, de s’« abstenir d’exprimer des sentiments trop naturels pour n’être pas sous-entendus ». Il est évident que Marcel aime sa grand-mère ; n’est-il pas vulgaire de l’affirmer comme si c’était une information surprenante ?

Le hashtag ignore cette règle très humaine : il formule tout ce qui doit être sous-entendu, il fait le coming-out de l’idée déjà écrasante, il fait sortir l’évidence de son placard. Marcel utilisant le hashtag écrirait : « Ma grand-mère #love ».

Privée de valeurs communes pour ne vexer personne, la société est hashtaguisée : elle remplit la vie commune de mots-dièses ou de mots-clés pour rappeler tout ce qui devrait aller de soi. La RATP engage ainsi des hommes sur les lignes 2 et 3 pour dire aux voyageurs à chaque métro arrivé à quai : « Faites de la place pour laisser sortir les autres voyageurs. » Ce qui est naturel au cœur exige un métier, presque une police de la gentillesse, et s’affiche aussi dans les wagons (« Les personnes âgées et les femmes enceintes sont prioritaires »). #civilité, #autrui #politesse.

 

Influenceur, influenceuse : étonnant de s’instituer influence : l’influence, par définition, ne saurait se décréter ni se mesurer par celui qui l’exerce ; c’est aux individus qui en profitent de la démontrer.

Les  « top model en freelance » s’auto-instituent modèles, alors qu’être modèle suppose d’être regardé par un autre qui vous prend pour modèle.

 

Isoloir : Preuve de la décadence de la démocratie : les votes dans l’Athènes antique, qui a inventé la démocratie, se faisaient à main levée ou à la voix. L’isoloir est la boîte de Pandore qui délivre la paranoïa : pour qui a-t-il voté, celui-là que je considère comme potentiel fasciste, communiste, etc. ?

 

« Je ne suis pas raciste, j‘ai un ami noir. » : phrase qui signe le racisme d’un individu pour beaucoup de débatants, alors que son application à tout individu de couleur différente aboutirait à la paix dans le monde.

 

« Je t’avais enregistré le patinage artistique » : phrase du contrôleur fiscal à sa femme dans le Dîner de cons, laquelle femme est en train de le faire cocu ; peut servir pour savoir si on en fait trop avec un être aimé qui nous trahit.

 

Krautrock : musique pour s’évertuer : travailler, marcher, expédier des affaires courantes. Seth part. 3 de Klaus Schulze ou Logos de Tangerine Dream figurent une ascension par synthétiseurs.

 

Mozart, Concertos pour piano : dialogues de la vie réconciliée, entre l’individu (le piano) et le monde (l’orchestre).

L’individu sursaute parfois, pose des questions au monde, le reflète ou proteste, mais toujours en harmonie avec lui.

 

Musiques tristes : Dans Le meilleur des mondes, Bernard Marx et d’autres « Alphas » découvrent les Sauvages de la réserve encore humainement civilisée par un rite religieux sacrificiel : ils se font fouetter jusqu’au sang. Devant les modernes qui absorbent la drogue du bonheur, le prétendu sauvage et vrai civilisé réclame le droit à souffrir (car la souffrance entraîne des métamorphoses que la satisfaction et le contentement n’apportent pas). Heureuse intuition d’Huxley : si la civilisation n’apparaissait aux « Alphas » que par des vœux pieux et des belles paroles, la défense de l’ancienne humanité virerait à la leçon simpliste et mièvre. Mais ces vrais humains s’infligent des sévices ; ils se font mal volontairement, et là réside leur humanité complète, métamorphosée par la souffrance.

Le plaisir d’écouter des musiques tristes prolonge ces pratiques ancestrales. Ecouter le Deposuit potentes de Monteverdi, le « Nun » de la Troisième Leçon de ténèbres de Couperin, les Andante des deux dernières sonates de Schubert (le célèbre Andantino de la sonate n°20 ou l’Andante sostenuto de la sonate n°21), n’est-ce pas s’infliger des sévices ? N’est-ce pas se faire fouetter par des cordes pincées ou frottées ? Aussi beaux ou « cathartiques » qu’ils soient, ces morceaux frappent, comme de  vrais coups, bien que plus raffinés et reflétant l’âme.

Tandis que la « violence symbolique » est chassée par les sociologues bourdieusiens, tant de gens manquent d’humanité dès qu’ils sont confrontés à la douleur musicale, et demandent à changer de morceau : ils n’ont pas réglé leur compte avec la vie entière, ils ont besoin d’en omettre les parties désagréables, que ces musiques incrustent sagement en nous pour nous en sauver, avec les apparences du sadisme.

 

Netflix : l’idéal bourgeois d’aujourd’hui, puisque mélange de cinéma (donc de fantasme, de spectacle et de virtuel) et de cocooning (donc de propriété, de confort et de passivité).

Certains abonnés disent d’ailleurs : « Je serai devant Netflix » comme si c’était une œuvre à part entière; c’est une auto-servitude moderne qui vous enlève des heures entières.

Un jogging, une livraison à domicile et une séance Netflix entre deux copulations, tel semble être le destin des conformistes au XXIe siècle.

 

Objets parlants : aujourd’hui, un distributeur automatique de billets m’a dit : « Merci d’avoir effectué votre retrait sur ma borne. », puis un sac plastique m’a déclaré : « Veuillez me jeter dans la poubelle appropriée. », avant que la poubelle me dise :  « Bravo ! » pour mon geste écologique. En rentrant chez moi, un rouleau de papier-toilettes m’a encore murmuré : « Vous pouvez me recycler, composter ou jeter dans les toilettes. »

Les sociétés humaines ont déjà fait parler les objets, avec des totems et des statuettes, mais elles en emplissaient le monde des plus hautes volontés – avoir la grâce, une bonne moisson, la fin des pluies.

Cette société-ci fait parler les objets d’usage commun, les distributeurs de billets et les rouleaux de papier-toilette, et ne sert que le « dieu de l’Utile » de Baudelaire : elle a des comptes à rendre à l’être et à sa spiritualité.

 

Paniers-à-orgie vs Silènes : dans l’album de Goscinny Astérix chez les Helvètes, les Romains d’Helvétie passent leurs temps en orgies, et quand l’un d’entre eux doit partir, on lui donne un panier-à-orgie : un panier de victuailles qui restituera en toute petite quantité le plaisir orgiaque.

L’idée de Goscinny est génialement absurde, puisqu’une orgie implique de s’étaler, de se goinfrer, d’atteindre ses limites dans le plaisir; un panier qui prétendrait la prolonger est forcément une arnaque.

On pourrait appeler panier-à-orgie toute petite chose ridicule et moderne promettant un festin.

Le brookie est un gâteau de cinq euros qui promet deux plaisirs additionnés (celui du brownie et du cookie) et n’en produit qu’un seul abâtardi (ces deux gâteaux se suffisent à eux-mêmes et suppléent à la faim).

Les  « chips saveur cheeseburger » prétendent restituer la saveur d’un burger avec tomate, viande, salade, fromage, dans une fine lamelle de pomme de terre cuite.

Les smartphones, apportent peu des joies profondes de l’existence (du moins pas celles d’une discussion ou d’un livre) malgré l’infini d’informations qu’ils contiennent, et sont les paniers-à-orgie les plus répandus dans le monde.

Le foodporn n’étant que le partage photographique d’un plaisir gustatif est le pire du panier-à-orgie : il n’y a plus ni panier ni orgie.

Pour lutter contre les paniers-à-orgie, cherchons de petites choses ridicules en apparence qui contiendraient vraiment un festin : des silènes, ces figurines anciennes défendues par Platon et Rabelais, petites et laides en apparence, mais qui renferment un infini de jouissance : le petit bouillon d’un grand cuisinier, un ami exigeant et génial qui semble au premier abord capricieux, une miniature de maître en peinture ou une petite série de variations pour instrument seul d’un grand compositeur, ou encore un album d’Astérix écrit par Goscinny.

 

Partitas pour violon seul de J.S. Bach : les sons d’un ange qui se mettrait à forger des concepts et des principes pour une philosophie vivable.

 

Polyphonies de la Renaissance : mises en musiques d’un phénomène socio-historique : la découverte par l’homme européen de la complexité humaine (le fait que plusieurs voix résonnent en nous), et de la nécessité de guider cette complexité par le message du Christ pour qu’elle reste une dans sa fécondité (le fait de se faire petit, de rester humble et à l’écoute de toutes les voix).

D’où le fait que ces polyphonies sont messes et motets, et qu’elles sont écrites par des hommes de tous pays d’Europe : Jacob Obrecht et Johannes Ockeghem dans le monde flamand, Heinrich Isaac dans le monde germanique, Josquin des Prés en France, Thomas Tallis en Angleterre, Palestrina en Italie, Victoria en Espagne, frère Manuel Cardoso au Portugal.

Ces musiques accompagnent en musique l’acte spirituel et intellectuel de se renouveler sans cesse, à l’aune du Christ en croix et ressuscitant.

 

Rappeurs français (Booba, Damso, PNL) : le rappeur Booba dit « salside » en mélangeant le français « sale » signifiant le Mal et l’anglais « side » signifiant face, pour se revendiquer de la force du Mal. Le rappeur Damso dit « The Vie » en mélangeant aussi français et anglais. Certains rappeurs ajoutent un mot d’italien (« Va bene » chez l’Algerino), espagnol ou d’arabe (« chica » et « la hess » chez PNL), cousus malaisément sur la langue en usage.

Ces rappeurs sont des Salvatore, le frère à peine lettré du roman Le Nom de la Rose d’Umberto Eco : « La mortz est super nos ! Prie que vient le pape saint pour libérer nos a malo de todas les péchés ! » (Eco, Le Nom de la Rose, Premier jour, Sexte). Ils prennent là où ils peuvent, dans tous les langages du monde, de peur de montrer leur trop grande faiblesse dans la langue qui leur est échue :

Les révoltes du rappeur sont la plupart du temps convenues, ses mots et ses phrases font de la peine parce qu’il n’a jamais appris la violence verbale, le lyrisme, l’éloquence. Or cela s’apprend. Lisez Bloy et vous le saurez. La véhémence du rappeur, sa rage et sa révolte, n’ont en fait pour objet ni le délaissement urbain, ni le racisme, ni la pauvreté, ni toutes les causes qu’il croit exprimer : ce n’est qu’une rage indéfinie, essoufflée, contre sa propre incapacité à se débrouiller dans la parole. (François Taillandier, Une autre langue).

Le rap a pourtant pris une telle importance, qu’il faudrait ordonner d’en écouter, afin de s’assimiler son énergie et de pouvoir communiquer avec les voyous illettrés qui l’écoutent, et les ramener à la raison et à la civilité qui leur manque. Kateb Yacine disait : « j’écris en français pour dire aux Français que je ne suis pas français », et il faudrait dire aux caïds sans patrie qui ponctionnent la patrie : « je parle en ouech-ouech pour dire aux ouech-ouech que je ne suis pas ouech-ouech ».

 

Reprises pronominales : source de l’impression superficielle du bien écrit mais aussi du style alerte, élégant, intelligent. Exemple chez La Bruyère : « La cour ne rend pas content ; elle empêche qu’on ne le soit ailleurs. » (Les Caractères, « De la Cour »).

La reprise pronominale montre qu’un auteur a de la suite dans les idées, car il en a aussi dans sa phrase:

« Je goûte bien, à présent, le charme de la solitude et regarde du haut en bas de ma montagne les intrigants, les flatteurs, les importants, les gascons, les charlatans et tous ceux qui se donnent autant de mouvement que je m’en donne peu dans ce temps de crise où le calme de mon âme et de la campagne me consolent de n’avoir rien à faire. » (Prince de Ligne, Mémoires, Cahier VIII).

Elle signifie qu’on n’a pas oublié ce que l’on dit, et permet à la phrase d’achever plus vite (le Prince de Ligne n’en exprime que mieux l’envie de repos).

C’est un plaisir de répétition variée, comme la variation d’un thème en musique.

La double reprise redouble le plaisir : « Il faut, pour leur plaire, des spectacles qui favorisent leurs penchants, au lieu qu’il en faudrait qui les modérassent. » (Rousseau, Lettre à d’Alembert).

L’ennemi de ce ferment de civilisation qu’est la reprise pronominale est le redoublement du sujet (« Moi je trouve ça rigolo »), arme de lourdeur et de vulgarité.

 

Sacs Basic Fit : drapeau du nivellement par le bas : orange fluo, gris, laid à faire peur, mais offert à l’inscription, et homogénéisant tous les travailleurs qui ne se souciaient pas d’esthétique tandis que les ouvriers peints par Caillebotte portent des canotiers.

 

Sarcophage égyptien : signe de haute civilisation, car Homo Sapiens enterre ses morts et pare les sépultures dès son apparition il y a environ 300 000 ans.

Mais pas le plus haut signe : on ne prend pas si soin de l’être humain une fois mort, autant vaut de le faire quand il est vivant, comme par le portrait, voire d’en montrer le tombeau vide. La Joconde confronte une femme vivante au royaume du temps et de la mort qui l’attend derrière elle, question perpétuelle, qui n’attend pas que la femme soit morte pour la représenter, et les Gisants en plâtre de Bernard Gueguen donnent à voir l’empreinte du défunt, comme un tombeau qui figurerait la Résurrection.

 

Sarkozysme : idéologie visant à devenir riche sans avoir à lire La Princesse de Clèves ; ni « Stéphane Camus », ni tout autre chef-d’œuvre artistique et spirituel.

Le sarkozyste profite d’une civilisation européenne dont il ne profite que de la part matérialiste, point le plus visible et grossier de l’iceberg européen : faire des « apéros saucisson-pinards », aller en boîte de nuit, séduire les femmes à visage découvert.

Mais pour la visite d’une sacristie, aller au musée ou comprendre une personne avant de chercher à la séduire, il n’y a plus aucun sarkozyste. Le sarkozyste ignore délibérément le devoir d’incarner et d’encourager la culture et la connaissance qui incombe aux classes aisées.

 

Scarlatti, Sonates K. 202, K. 380 : le défilé d’un roi qui ne se prendrait pas au sérieux, ou d’un Don Quichotte qui aurait conscience de ses illusions. Solennité et humour mêlés.

 

Selfie : Le selfie ou « egoportrait », étant pris par le modèle (dont on voit au soleil le bras tendu dans le verre des lunettes), se situe entre la vue lointaine qui tient à distance le sujet regardé, et le rapprochement fusionnel des corps : il est exactement à mi-chemin entre le portrait et le baiser.

Le selfie pourrait être la dernière punition divine que raconte Aristophane dans Le Banquet de Platon : les humains ayant été coupés en deux par les dieux, et « si après cette punition leur audace subsiste », rapporte Aristophane, ils seront coupés de nouveau et « réduits à marcher sur un seul pied », comme le preneur de selfie est réduit à un seul bras et à son buste.

Le selfie est une vanité inversée : le crâne est encore plein de chair, embrassant presque le spectateur, entouré du décor qui l’embellit ou le souligne.

Le selfie nous fait voir la créature implorante, qui se penche pour qu’on lui flatte la croupe, lui tape sur le flanc, lui caresse le museau.

 

Ski : métaphore de l’hédonisme, dont le principe est que le bonheur ne tient pas (toujours) dans les plaisirs complexes, difficiles et durement acquis, mais dans les plaisirs simples, faciles et nombreux.

Dans le ski, ces plaisirs simples s’additionnent au lieu de se succéder : plus on monte, plus il y a à contempler, et plus il y a aussi à glisser. Le paysage le plus majestueux accompagne la descente la plus longue – deux jouissances simples qui augmentent au lieu de s’annuler.

 

Smiley : introduction du dessin dans le langage écrit (même si c’est un dessin standardisé).

Il peut apporter un signal de mystagogue quand c’est un animal ou objet n’ayant qu’un rapport éloigné avec le discours qu’il ponctue, par la sorte de métaphore qu’il fait advenir : pourquoi mon interlocuteur me met un gorille à côté d’une invitation à dîner ?

Le smiley reste une perte du langage là où était la langue, et peut donc signifier l’agressivité : nous n’avons pas la maîtrise de nous-même suffisante à passer par les mots ; nous remplaçons par un éclat de rire, comme un homme reste la bouche fermée et délivre un coup de poing.

 

Story : La « story » est la faculté d’assembler photos et vidéos pour qu’un homme fasse un petit film de ce qu’il a fait de notable dans les dernières 24 heures ou à quel point il passe de bonnes vacances.

Avec elle, le moindre parvenu qui profite du pavillon de ses parents peut vous assaillir de ses petites activités cuisinières ou potagères en long, en large et en travers. Ses agaceries deviennent une chaîne de télévision.

Le récit désintéressé ou collectif (le roman, l’épopée) se transforme en récit de soi. L’épopée chantait une civilisation (L’Iliade les Grecs, L’Énéide les Romains), la story chante un moi, et elle peut aller du signe social le plus pauvre à un journal intelligent.

La technologie de communication y réalise une possibilité que l’homme a déjà exploitée depuis plusieurs siècles, mais par ses actions : forger son destin soi-même. Ici l’image de l’action soutient l’action, ce qui peut aussi la nourrir, la renforcer, l’énergiser ; voilà pourquoi la story est un signe ambivalent.

 

Techno : La techno et les musiques atonales ont la même étrangeté : ce sont les natures mortes de la musique. La mécanicité de la techno, comme la disharmonie de l’atonalité, créée un univers post-humain faits par des humains, univers si sauvage et inhospitalier que seules les choses semblent le peupler, comme dans la nature morte. L’homme s’y console de l’humanité par l’impression de son absence, voire de sa destruction. Milan Kundera raconte dans Les Testaments trahis qu’il se consolait d’être à Prague, que dirigeaient les communistes, en se réfugiant dans les mondes sonores objectifs, non-humains, issus de jeux mathématiques, créés par Varèse ou Xenakis :

La non-sensibilité est consolante; le monde de la non-sensibilité c’est le monde en dehors de la vie humaine; c’est l’éternité ; « c’est la mer allée avec le soleil » (Rimbaud).

On pourrait dire la même chose de la techno dans ses grandes heures, qui recourt aux bruits et aux dissonances, et qui en utilise les harmonies pour dépeindre, parfois avec humour, un monde moderne froid, inhumain, angoissant en en exprimant la beauté, comme Kundera l’écrit à propos du Sacre du Printemps :

On ne savait pas imaginer la beauté de la barbarie. Sans sa beauté, la barbarie resterait incompréhensible. (…) si elle était dénoncée, c’est-à-dire privée de sa beauté, montrée dans sa laideur, ce serait une tricherie, une simplification, une “propagande”. (Les Testaments trahis)

Le mal (la barbarie, la mécanisation ou l’inhumanité) nous entraîne à être aussi mauvais que lui et à le trahir, au lieu que la beauté nous permet de le comprendre tout entier et de nous jouer de lui. La techno ajoute même à l’insensibilité la machine réelle prise comme instrument de musique : derrière la machine se cache l’homme qui la manipule et se mire en elle pour la vaincre. D’où la gêne que j’éprouve à entendre toute forme de techno conspuée comme « musique de drogués », « musique bruitiste » ou « musique de barbares ». La techno plaît aux drogués, elle est un bruit, et fait souvent s’accoupler des barbares; elle contribue souvent à la barbarie au lieu de l’exprimer, en ajoutant du bruit aux bruits du monde, dans les défilés imposés, les musiques de fond des bars, tout ce qui fait taire les humains au lieu de les mirer. Mais la sauvagerie travaillée de la techno, ses bruits d’usine usinés, de main humaine, dépassent toutes ces déterminations. On s’y repose du monde réel, on s’en rit, on l’y regarde de plus loin, dans le jardin post-humain, la maison de poupée apocalyptique, vers laquelle les moteurs techno nous conduisent en rêve. D’où ces danseurs de soirées techno qui ne dansent rien, qu’on voit bouger vaguement et seuls, comme rentrés dans leur rêve. Ne tirez pas sur le zombie  techno : il trompe sa conscience en se trémoussant, il se soulage de maîtriser les humains dans ses fantasmes, comme un enfant jouant avec ses figurines. Ne brusquez pas ses figurines.

Par sa violence, la techno peut abrutir, mais aussi rendre plus sincère, léger et humain. Car la mélodie simpliste et assénée fait sortir les idées de leurs brumes, les débrouillent parfois en un éclair, pour le pire ou le meilleur, l’outrecuidance ou la franchise, et nous confronte davantage, par contraste avec le moteur musical de la techno, à notre nature toute humaine.

La techno est aussi le purgatoire des musiques bruitistes : elle dynamise la pensée, l’élève vers le paradis du rêve moderne, mais elle est aussi un chemin aux Enfers, lorsqu’elle se mue en ordre sonore, comme en parlait Philippe Muray. Alors elle envahit les sols de ses bruits obligatoires, jusqu’à Chambord et Versailles le temps de concerts. Un ordre qui a des soldats, aux longues bottes et apparats militaires, qui sont les physionomistes des boîtes de nuit, décidant de l’entrée ou de la sortie des noctambules.

 

Toilettes publiques : on met plus de temps à les laver qu’à les utiliser.
Preuve de l’inanité du communisme, comme les livres abîmés des bibliothèques publiques, dont les usagers prendraient tous soin s’ils en étaient les propriétaires.

 

Les Visiteurs, OSS 117 : héros de cinéma populaire ridicules par leur inadaptation (des chevaliers médiévaux au XXe siècle, un agent secret chauvin à l’étranger), mais supérieurs aux autres personnages par une grandeur même qui explique leur inadaptation : Godefroy de Montmirail est hardi et preux dans une France sclérosée par les restaurants de station-service et les nouveaux riches propriétaires de châteaux, Hubert Bonnisseur de la Bath est élégant et moqueur dans un monde arque-bouté sur ses principes et ses cultures qu’il est interdit d’évaluer.

Les héros des Visiteurs et OSS 117 (car dans leur efficacité ils ne sont pas des antihéros) prouvent qu’une dose d’ignorance des nouveaux usages permet de conserver l’intégrité d’une culture ou d’un ethos français universels.

Les modèles plus hauts de cette tradition pourraient être Don Quichotte et Mme Bovary, héros illusionnés mais plus raffinés que les aubergistes ou pharmaciens qui les manipulent.

Le roman moderne ou la comédie populaire s’occupent pourtant d’éduquer ces âmes hautes ou trop idéalistes : les chefs-d’oeuvre aident à ce qu’ils ne se fassent pas trop avoir tout en restant eux-mêmes.

 

Vitalic, Poney EP : techno mêlant des basses vulgaires vrombissant comme des moteurs de voitures personnalisées, et des synthétiseurs transcendants qui résonnent comme dans des voûtes d’église.

Sorte de grand-messe techno enracinée, faisant danser des adolescents sortis d’un pensionnat et des Ch’tis, regardant les filles en Chiens de faïence comme Rimbaud dans “A la musique” et agitant tout-à-trac les bras et en savourant cet instant rare, avec une maladresse plus gracieuse que toutes les danses maîtrisées du monde – vulgaires comme les basses trop corporelles de Vitalic, et gracieux comme les synthétiseurs plus célestes, trop pleins d’être esprit et corps en même temps.