On voit tous les jours des endomanes en ville : ils restent dans leur quant-à-soi, refusent de se tourner vers le peuple dont ils font partie, pour s’en nourrir et y contribuer, comme les endogames ne se marient qu’entre eux. L’endomanie ferme à quiconque n’est pas votre corps ni votre corps de métier, groupe familial, ethnique ou social. L’endomane refuse ce qui le lie à sa communauté politique, dans laquelle il est pourtant pris :
« chacune de tes actions contribue à l’achèvement de la vie de la cité. Par conséquent, si l’une de tes actions n’est pas en relation directe ou indirecte avec le but de la communauté, cette action en détruit la vie, ne permet pas son unité » (Marc Aurèle, Pensées pour soi, IX, 23, trad. Dalimier).
L’endomane refuse de se prêter aux autres citoyens, mais aussi à soi-même, car c’est en connaissant les autres qu’on se connaît aussi soi-même, comme Aristote le dit dans l’Éthique à Nicomaque :
« nous ne pouvons pas nous contempler nous-mêmes à partir de nous-mêmes (…) la connaissance de soi est un plaisir qui n’est pas possible sans la présence de quelqu’un d’autre qui soit notre ami. » (Livre 9).
L’endomane refuse tout ce qui peut devenir ami. Se croyant une entité déjà faite et définitive, il est pire que l’avare cachant sa richesse : il peut n’avoir presque rien à donner, mais il garde ce rien (son corps, son clan).
Benjamin est alerté par son téléphone : il n’a pas assez bougé de sa journée, et fait un jogging le samedi soir entre les passants des avenues, y décomptant la moindre calorie qui passe. La machine lui évite de tarder en rêvassant ou d’appeler des amis pour se réunir, donc de perdre du temps et des occasions. Il se tient à son corps, aussi s’est-il fait tatouer un dessin de Batman et « YOLO » sur la poitrine, car seule sa peau lui est sûre, donc intéressante à orner : la fresque d’une chapelle l’intéresse moins que celle qu’il fait peindre sur lui-même pour quelques décennies.
Houda veut déboulonner la statue d’un politicien colonialiste, interdire une pièce où des noirs sont mal représentés, annuler la rétrospective d’un cinéaste sexiste dans une cinémathèque : elle aime empêcher, détruire et déconstruire. Elle se sent « colonisée » jusque dans « son imaginaire » par son propre pays, au nom de celui de ses ancêtres dont elle ignore tout et fait sa Terre promise. Elle dit qu’« on est en France, pays des droits de l’Homme » pour y faire ce qu’elle veut, mais demande qu’on n’y fasse pas ce qu’on veut des mœurs de « son pays », sa Gambie grand-maternelle. Aussi refuse-t-elle « l’appropriation culturelle », par laquelle un Américain a osé donner un cours de yoga, un couturier anglais osé s’inspirer de tenues indiennes, et les barbares romanisés osé créer l’Europe : ils ont volé ces cultures en les aimant, et Houda demande le procès et le licenciement. Elle appelle « informateur » le congénère qui parle pour sa nation et se change en elle, au lieu de parler de ses gènes et de sa généalogie : la communauté pour Houda est un territoire clos et pur, d’où sortent des tire-au-flanc, « bounty », « collabeurs », traîtres, espions et déserteurs. Elle révèle en les accusant la guerre qu’elle livre secrètement, et célèbre à la place l’épopée de sa « différence », les mille manières dont elle l’a découverte comme une malédiction, assénant qu’à cause d’elle on l’a discriminée, malgré le poste en université qu’elle obtient en la déplorant. Houda indique partout sa religion, et se dit pointée du doigt pour sa religion. Elle interdit ses réunions aux gens d’un autre sexe ou d’une autre couleur, pour s’y plaindre d’être renvoyée partout à son sexe et à sa couleur. Son bien-être vient par la censure et les huis-clos.
Joseph exerce sa manie en famille, et quand son fils harcèle un professeur, il scrute les lois qui permettent d’accuser l’éducateur, et envoie des lettres au ministère. Il se plaint de la République comme d’un meuble défectueux, qui exige remboursement. Il défend son fils, qui est son clan, son corps, son sang, devant le professeur, qui est la culture, le pays, et la cité commune. Quand son fils se fait confisquer son téléphone portable, Joseph revient avec son avocat, et pour une mauvaise note, il voit le correcteur convoqué au Rectorat. Jason, au contraire, laisse ses fils jouer à la Playstation sans regarder leurs devoirs en classe, car il court à son quant-à-soi de mortel, une autre fête, un autre billet, une autre mortelle, et raconte ses remords en fin de semaine à son psychologue pour recommencer à la prochaine.
Juliana aime l’art et le théâtre dits contemporains. Elle s’y dérobe à une œuvre belle de vérité sur les humains (un portrait florentin, un monologue de Shakespeare ou de Koltès), qu’elle remplace par une œuvre d’art contemporain, sculpture gonflable et fluo, godemichet ou crustacé, arts du cirque mêlés de cris sur la scène, balises d’endomanie, formes vides qu’un « concept » permet souvent de remplir, mais qui ne se prêtent en réalité jamais à l’esprit, comme l’endomane ne se prête à personne.
Théo intervient dans les écoles pour dire aux enfants de se méfier du vin et autres substances qu’on prend pour « s’intégrer au groupe ». Il aime les interdits, car en refusant la viande et le vin pour sa santé, il ne se prête pas à la majorité, qui mange à plaisir, et que les pâturages et les vendanges réunissent aux terrasses. Son amie Théodine dit que le vin et le tabac mènent au péché, et insiste pour se couvrir d’un voile. Son mari ne lui a rien demandé, mais il accepte qu’elle dérobe son corps tentateur à tous les passants, pour le donner à Dieu et à lui. Quand vous invitez Théodine et Théo à déjeuner, vous ne pensez même plus à leur proposer ce Chambolle-Musigny qui fera plus tard votre délice, en arpentant les terres de Bourgogne. Le professeur de sociologie au cours duquel ils se sont rencontrés, trouverait ce vin « excluant ». Théophile a peur du tabac que vous prenez à la place, et les réunions où on en consomme :
« Ne voyez-vous pas bien, dès qu’on en prend, de quelle manière obligeante on en use avec tout le monde, et comme on est ravi d’en donner à droite et à gauche, partout où l’on se trouve ? » (Molière, Dom Juan, I, 1, Sganarelle).
Cet esprit d’accueil à la Sganarelle, qui domestique les vices en public, indiffère Théophile, qui n’a pas de gêne en revanche à se distinguer d’un repas : il est devenu vegan, et passe devant un restaurant comme devant un cimetière.
Alizée milite pour qu’un « consentement » intervienne quand un homme et une femme se désirent, et rien qu’un « consentement », dans sa « sexualité » avec un « partenaire », sans passion érotique avec un amant, car elle veut éviter le harcèlement, le viol et sa culture. Sur les campus elle veut qu’on signe des contrats pour que le consentement soit « explicite » le soir venu. Elle se méfie de ses « proches » d’où surgissent la plupart des violeurs selon les statistiques, et de l’alcool qui « nuit au consentement ». Un regard insistant et une main sur le genou la font souffrir comme six mille ans de patriarcat. Elle ne s’habille que pour se plaire à elle-même, pas pour « le regard des autres ». Car l’endomane n’est pas érotique : on l’endommage si on la touche, quoique certaines s’offensent des hommes timorés qui n’ont pas su les deviner. Alizée n’est pas intime : elle dénonce sur Internet les propos sexistes de ses collègues, de ses amis, dans son couple et sa famille. Elle n’est pas comme Martine, la paysanne de Molière battue par son mari, qui se fait justice en lançant à son voisin : « Est-ce à vous d’y mettre le nez ? Mêlez-vous de vos affaires. » (Le Médecin malgré lui, I, 1). L’endomane se confesse et venge par Facebook : elle n’a d’intime que le forum et l’agora immatériels. Son refus de se prêter se déclare à l’univers.
A mon tour, je refuse de me prêter, je sors mes écouteurs le métro, téléphone dans la rue et m’insémine, harnaché et perfusé, des décharges musicales dans les oreilles. Je me protège de la société en la cachant par mes rêves éveillés, la couvrant de mélodies, de chants et de succès imaginaires : les rumeurs de la ville, un regard à soutenir, un trottoir bondé me sont parfois des épreuves ; mêler ma présence me chatouille et me gratouille. Mais je marche parfois lentement et en cadence, comme un mannequin défilant sur le podium de ses fantasmes. Et quand j’enlève mes écouteurs, une minute de ville me devient un supplice, et je suis aimanté vers un concert ou une boîte de nuit, parmi lesquels je danse en vase clos, près de filles auxquelles je ne parlerai pas sans doute, plein des hallucinations permises par les dernières musiques.
L’endolâtre m’y encourage : il soutient l’endomane par complaisance ou lâcheté, et me dit : « Achète des écouteurs plus performants, un casque audio plus gros. », il dit au religieux : « Pratique ta foi, ne participe pas à cette culture historique menaçant ta croyance », au fumeur : « Fais attention à tes amis, qui vont te faire boire et fumer. », au citoyen d’ascendance étrangère : « Tiens-toi à ta souche d’origine, les autres te la volent ou l’ignorent. », à une femme : « Fais attention, les violeurs sont souvent des proches. », au sportif : « Tiens-toi à ton corps », à l’esthète : « Va contempler cette œuvre vide, qui t’épargnera toute vérité bien formulée. » Moins conséquents mais plus intéressés, les endolâtres défendent l’endomanie sans la pratiquer pour eux-mêmes : ils aiment boire entre amis, badiner avec les femmes, se réciter des vers de Molière, parler à des inconnus dans le métro ou les cafés, lire des vérités, mais travaillent à en épargner les autres, qu’ils appellent Autre comme un dieu intouchable.
Au nom du quant-à-soi de chacun, endomanes et endolâtres vont « rien ne devant, rien ne prêtant » (Rabelais, Tiers Livre, 3), et empêchent qu’un pays s’unisse, qu’un groupe d’amis se forme ou que l’érotisme s’exerce, tout ce qui invite à sortir de soi pour s’élargir soi-même.
Les endomanes méprisent le bien commun. Ils vous laisseraient crever plutôt que d’infléchir leur manie, et vous vivez sans eux parmi eux, malgré le bien que vous en dites.