La civilisation naquit des premiers hommes qui se sentirent insuffisants. Car ils se donnèrent alors eux-mêmes à une œuvre – un monument mégalithique, un roman, un ustensile de cuisine ouvragé, une fresque, une bataille, et pour se consoler de ne pas suffire aux hommes, ils espérèrent de l’être au ciel par leurs efforts, et forgèrent en rêve ce ciel de tous les attributs et personnages qu’y prêtent les religions et les arts.
La mort est le point aveugle qui sépare notre impression de ne jamais suffire, de sa satisfaction : s’estimer suffisant, c’est déjà un peu mourir, s’estimer ne jamais suffire, c’est être vivant jusqu’à la fin. Seule notre oeuvre, en dehors de nous, en pourra être dite achevée et suffisante, selon sa propre harmonie. Infériorité féconde en esprit et en religions, car c’est d’abord par notre condition d’être mortels, et par défaut d’être immortels, que nous ne suffisons pas, et que selon le célèbre mot de La Rochefoucauld « Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face ». Mais il faut la remercier d’être insupportable et irregardable : cette perte à venir éclaire tous nos autres manques et nous jette en dehors de nous.
Puisque nous ne pouvons pas regarder la mort en face, il faut se figurer son rôle caché par des images.
Mozart la décrivait par exemple comme une amie, sa véritable amie :
Comme la mort (à y regarder de près) est le vrai but final de notre vie, je me suis, depuis quelques années, tellement familiarisé avec cette véritable et parfaite amie de l’homme, que son image, non seulement n’a plus rien d’effrayant pour moi, mais m’est très apaisante, très consolante ! (…) Je ne me couche jamais le soir sans réfléchir que, le lendemain peut-être (si jeune que je sois), je ne serai plus là, et pourtant personne de tous ceux qui me connaissent ne peut dire que je sois chagrin ou triste dans ma fréquentation. Je remercie chaque jour mon Créateur pour cette félicité et la souhaite cordialement à chacun de mes semblables. (Mozart, Lettre à son père du 4 avril 1787.)
La mort fut donc la maîtresse débonnaire de l’un des hommes les plus vivants connus, auteur de centaines de chefs-d’œuvre de 12 à 35 ans. Epoque où mort et enthousiasme ne faisaient qu’un : « vive la joie ! Qui sait si le monde durera encore trois semaines ? » (Beaumarchais, Le Barbier de Séville, III, 5).
Deux des airs les plus entraînants de la Flûte enchantée suivent une tentation de suicide : le trio d’enfants intervenant auprès de Pamina, et le chant de Papagena dissuadant Papageno. Mozart aurait-il écrit une musique si vivifiante et empressée, s’il n’avait pas dû penser à la mort dans l’air précédent ? La mort que ses personnages viennent d’approcher en enrichit sa musique de vivant, et ces airs sont divinement précipités, puisqu’issus de la pensée du néant. D’ailleurs la mort est une des épreuves que doit passer Pamino, et les gardes de Zarastro lui répètent ce que Mozart se disait sans doute à lui-même, chaque fois qu’il composait ses musiques merveilleuses :
Ceux qui traversent de la mort le désert, sont dignes d’un nouveau matin.
Penser à la mort, se confronter à son idée, la traverser en conscience, c’est renaître, se faire une amie nouvelle, posséder la joie supérieure.
Un autre compositeur la comparaît à sa maîtresse :
Vivre vraiment, c’est prendre possession de la mort. En faire sa maîtresse avant de l’épouser. (Olivier Greif, rapporté par Patricia Aubertin dans sa biographie).
La Romanze de son Trio met ce vœu en musique : cette musique n’oublie pas la mort qui viendra, mais goûte au contraire la plénitude qu’il y a à vivre en en transformant la pensée, devenue sensuelle et envoûtante.
Et l’entremetteuse qui peut nous aiguiller vers l’épouse, c’est la maladie : le bossu Butscha créé par Balzac la décrit dans les mêmes termes, une complice, dont l’homme fait une alarme de la mort constante et créatrice :
un malade, quand il est longtemps malade, devient plus fort que son médecin, il s’entend avec la maladie, ce qui n’arrive pas toujours aux docteurs consciencieux. Eh bien ! de même un homme qui chérit la femme, et que la femme doit mépriser sous prétexte de laideur ou de gibbosité, finit par si bien se connaître en amour, qu’il passe séducteur, comme le malade finit par recouvrer la santé. La sottise seule est incurable… (Balzac, Modeste Mignon).
Naples est une métaphore vivante et involontaire de la pensée de la mort : les jeunes qui traînent en scooter, la mafia qui rôde par un éboueur officieux en polo, le Vésuve pouvant entrer en éruption et tout détruire, font goûter vraiment les reflets d’eau de Capri, les fruits de mer et pizzas, le pastel des maisons et les bains à Ischia. Le pavé des rues tumultueuses, l’air chaud et sale qu’on respire lors d’un festin devant un vieux palais en pente, semble plus fragile, et fissure l’âme sensible par une urgence inconnue. Nous ne regardons pas la mort en face (les enterrements en sont autant de découvertes) mais chaque pensée pour elle nous fait sentir la vie pour la première fois, comme un nouveau-né.
Ceux qui ignorent le plus le rôle énergisant de la mort sont les fanatiques et kamikazes : ils appuient dessus comme sur un bouton, ils l’ont transformée en machine, alors qu’y penser et la craindre les ferait déjà exister plus intensément. Ils sont comme de mauvais amants, impatients de s’unir à la femme qu’ils aiment, et qui la violent sans mieux l’aimer en l’attendant.
Un Parisien s’est suicidé dans le canal de l’Ourcq en se lestant de ses haltères dans un sac à dos. Ces poids qu’il soulevait pour gonfler ses muscles, en s’imaginant des nuits d’amour, lui ont permis de mourir sous l’eau. Quelqu’un s’en sert peut-être en ce moment : il sue et se dépense de ce que ces haltères appartiennent à un mort, et utilise ces poids, à demi célestes d’avoir été soulevé par un mort, pour renforcer sa vie terrestre.
La Tombe du plongeur retrouvée à Paestum est une pierre tombale jubilatoire : la mort s’annonce par le dessin du plongeur sautant d’un podium dans l’eau claire, comme si nous devions nous rendre à la mort aussi bêtement que pour un plongeon. Accueillir la mort devient un sport d’été, liant le geste le plus vivifiant à celui qui y mettra le terme.
Les Grecs avaient d’ailleurs un seul mot pour humain et mortel, l’existence et sa fin annoncée. La tragédie qu’ils ont inventé est l’art de se rappeler cette union inévitable : « Mortelle, subissez le sort d’une mortelle. » (Racine, Phèdre, IV, 6).
Plus proche de nous, les vanités, comme le Portrait d’homme (1508) de Previtali, réalisent en peinture cette équivalence de l’humain et du mortel : chaque muscle du visage hommasse du modèle, renvoie au moindre anfractuosités de son crâne au dos de la peinture, crâne visible à l’endroit si l’on y place un miroir. L’envers du vivant, qui le rend droit, c’est la pensée de la mort.
La pulsion de technologie et de consumérisme, avivée par la globalisation, nous éloigne de cette sagesse, et nous donnent l’illusion d’être immortels :
instaurer une vraie démocratie dans les conditions contemporaines (…) ne peut être fait qu’en remettant à leur place les « jouissances », en démolissant l’importance démesurée qu’a prise l’économie dans la société moderne et en essayant de créer un nouvel éthos, un éthos centralement lié à la mortalité essentielle de l’homme. (Castoriadis, La montée de l’insignifiance, « Imaginaire politique grec et moderne »).
Une société technophile est une société niant la mort, on y cherche vraiment, et sans médiation, à être éternel, comme les patrons des GAFA de la Silicone Valley qui travaillent à conserver les cerveaux humains, ou les internautes qui se transforment en vedette par leurs romans-photo. La suffisance suprême : c’est soi-même qu’on tente d’éterniser par la science, sans passer par une oeuvre en dehors de nous, qui nous ferait créer et agir :
ne comprends-tu pas que chaque instant ne prendrait pas cet éclat admirable, sinon détaché pour ainsi dire sur le fond très obscur de la mort ?
Je ne chercherais plus à rien faire, s’il m’était dit, s’il m’était prouvé, que j’ai pour cela tout le temps (André Gide, Les nourritures terrestres).
Les patrons-mystiques de la Silicone Valley (dont le nom même évoque le refus de la mort à venir par les seins siliconés de la chirurgie esthétique) oublient que ce qui rend beau un esprit, c’est d’avoir une fin, qui donne sens à son action, comme le point donne son sens à une phrase et le mot FIN à une histoire. Le technomane se prend pour Dieu sans médiation, il ne fait donc pas œuvre pour que Dieu ou la renommée le rendent symboliquement éternel, et encore vivant pour les humains qui se nourrissent de ses œuvres. Le désir d’éterniser le corps est individualiste, alors que l’idée de la mort rassemble une société dans l’amour commun de la vie. La conscience de la mort accélère une déclaration d’amour, avive les phrases d’un adieu, dément cet adieu par des retrouvailles, noue une amitié dès la première soirée, prolonge un repas de deux ou trois digestifs, donne l’énergie de sortir de table aussi, inspire de se dépasser pour son pays, jusqu’à créer une société aimante.
Les Athéniens faisaient même du mortel un ferment d’immortalité : l’être humain, corps et âme, ainsi que son savoir :
ce qui s’en va et qui vieillit laisse place à un être nouveau, qui ressemble à ce qu’il était. Voilà par quel moyen, Socrate, ce qui est mortel participe de l’immortalité, tant le corps que tout le reste. (Platon, Le Banquet, 207d-208b).
La mort est en nous à toute heure pour la vie, l’homme vit des milliers de morts diverses qu’il subit, de ses cheveux ou de ses aphtes, de ses aigreurs ou de ses orgasmes, de ses illusions ou de ses découvertes, et dans cette hécatombe silencieuse qui le renouvelle chaque matin, il s’éternise, faisant des projets, des enfants ou des œuvres d’art. La mort est en nous à chaque instant dans mille phénomènes incalculables, cellulaires, sentimentaux, sensuels : nous vivons à mesure que nous en traversons.
Un de mes amis dort tout droit, recouverts de son drap blanc sans pli comme d’un linceul. C’est le spectacle nécessaire pour le rendre plus tard aussi vivant, drôle, imprévisible que d’habitude :
Au bord du sommeil, je me détachais de mon corps, je m’écroulais dans le vide, tandis que lui se mettait à réparer mes fibres, recoudre mes blessures, ratisser mes énergies pour le lendemain. C’était un atelier de réparation. (Erri de Luca, Les poissons ne ferment pas les yeux).
Grande leçon que ce sommeil à l’air macabre répare notre être chaque nuit, comme s’il fallait éviter la mort en l’imitant, s’en camoufler pour la flatter, et revenir chaque jour nous-mêmes jusqu’à sa rencontre.
Pressentant ce qu’elle réserve, je m’efforce d’en sertir toutes les choses pour les faire avec urgence et sans précipitation, mais comme j’imagine un musicien rendre son air plus vif, ou le peintre son plongeur plus naïf à plonger. La vie s’agite et s’amplifie à cette idée comme on bat et fouette des blancs d’œufs pour en faire une crème légère. Le rappel de la mort est le vrai piment de la vie, qui en provoque la soif insatiable. Nous nous rafraîchissons des chaleurs caniculaires de la vie, quand nous vivons sous cette ombre permanente. C’est à cette ombre seule que j’ai découvert la joie du vin pétillant que je mêlais à l’air rouge de Monterosso au crépuscule, les vagues de la côte ligure sur mon dos après une sieste, la sagesse d’une heure d’étude avant de sentir le vent d’une promenade sur la baie de Naples, et le Negroni amer aux bars de Florence :
La mort est belle, elle est notre amie, néanmoins, nous ne la reconnaissons pas, parce qu’elle se présente à nous masquée et que son masque nous épouvante. (Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, II, 4).