La galerie des espèces disparues

La première chose qui frappe, en entrant dans la Grande Galerie de l’évolution du Museum d’Histoire naturelle, est la parade animalière centrale à laquelle le visiteur fait face.

On se retrouve devant une animal pride dans laquelle, comme dans la prophétie d’Isaïe, l’éléphant défile à côté du guépard, le rhinocéros à côté de l’émeu, le gnou de la lionne.

Chaque animal est le leader syndicaliste venu représenter sa propre espèce contre son gré et contraint de mimer la marche au pas.

Il règne, sur cette manif sans motif, une atmosphère d’œcuménisme mièvre, de solidarité obligatoire, un communisme de la griffe et du jabot très étranger au monde animal – lui qui est à jamais divisé, hostile, où chaque espèce s’évite, se chasse et vit distante.

Mais la haine s’arrête à l’entrée de cette Grande Galerie, et pour la satisfaction des petits humains capturés par leurs parents, gazelles, babouins et coyotes marchent unis pour le « vivre-ensemble ».

On dirait l’humanité telle qu’elle défile dans le cerveau des intellectuels trop fraternels, où les socio-types marchent échantillonnés, selon le rêve de « repousser les conflits » et la lutte pour ne pas « attiser les haines ». Pour un sociologue idéaliste, une strip-teaseuse militante du Sidaction peut se promener à côté d’un moine flagellant, et un salafiste doit pouvoir marcher main dans la main avec un vigneron du Bergeracois. L’hostilité leur est insupportable.

Si les humains veulent être frères, c’est pourtant bien en apprenant des autres animaux qu’ils le deviendront.

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Vient la Galerie des Espèces disparues. Les lumières se rétractent, le lieu est plus obscur ; les boiseries dans l’ombre rappellent ces vieilles bibliothèques impériales, qui soulagent comme des mausolées humanistes sur le temps.

Chaque animal repose dans sa vitrine, dans la précision de ses formes et les variations de son teint, dardant sur vous un regard vivant et expressif ; puis on lit sur le panneau : « Eteint ».

L’œil plonge dans une expérience paradoxale, entre la mort de l’espèce dans le monde et la présence corporelle immédiate de l’individu : ces créatures n’existent plus, mais des lumières obliques les baignent ici : le fol espoir remarche sous la forme d’un Tigre de Sumatra, et la Perruche des îles, qui n’ouvrira plus jamais les ailes, tient bel et bien à sa gorge un étalage d’agrumes, les variations citronnées de ses diaprures.

L’illusion y est d’ailleurs explicite, car tandis que j’imaginais la jeune femme avec laquelle j’eus préféré qu’on m’imposât la visite (plutôt qu’avec mon accompagnateur du reste éminent collectionneur de crânes d’animaux forestiers), femme qui s’assemblait du regard bleu placide d’une histoire passée, de la prononciation insolente et capricieuse d’une autre, de la démarche cambrée d’une troisième, je tombai sur la « Chimère de Dodo », faite avec des pattes d’émeu, des plumes d’autruche et un bec en corne de vache… assemblée afin de reconstituer le Dodo éteint.

Ce gros oiseau était agile en terre ferme mais ses ailes à peine développées lui servaient peu et en faisaient une proie facile. Lorsque la vie vous offre des ailes, même petites, il vaut mieux assumer de s’en servir.

Le Dodo mourait sur chaque navire qui tentait d’en rapporter un individu, tout comme il me sera impossible de rapporter toutes chaudes et vivantes, certaines minutes et créatures, si je veux les exhiber en un climat qui n’est plus le leur, pourtant le seul possible pour les conserver, seul apte à rattraper l’atmosphère de leur présence, malgré la fausseté criante de la restitution.

« Éteint. » ; on pense au vers de Baudelaire : « A quiconque a perdu ce qui ne se retrouve jamais, jamais… » Pour le visiteur contaminé par les symboles et les métaphores (qui voit bien que ces empaillades ne signifient rien par elles-mêmes sinon une insulte glorieuse envers le règne animal), la galerie de ces disparitions incarnées est une forêt de chairs en relief enfermant par désespoir voyeuriste tout ce qu’en nous nous avons perdu, et dont la conservation factice nous soulage.

L’espèce de gazelle brunâtre et verdâtre nommée hippotrague bleu, a disparu dans les chasses d’Afrique parce qu’elle était peu craintive, et son regard niais, tendu d’une lumière humectée vers l’horizon, se dresse comme le corps d’une illusion perdue, mais gardée secrètement vivace, acceptant sous ses poils morts la froideur disciplinée à laquelle sa bêtise et son manque d’effort vital l’ont condamné.

Qui fera taire en moi le supplice feulant du Lion de Barbarie – face canine écartelée, pelage de sable sec au regard dément, roulant des dunes marines à ses omoplates –, lorsque monte la sensation de l’existence plus claire et plus violente ?

Les espèces donnent ici le soulagement aérien que prêtent les choses immatérielles, mais sont aussi lourdes qu’un corps étranger. Des souvenirs à plumes, des souvenirs à poils (et ce n’est pas qu’un jeu de mots).

Le Pic à bec d’ivoire est un petit oiseau aux ailes si fines, au bec si longiligne. Son œil fou montre qu’il a l’intuition de son destin, « plus aperçu depuis 1939 ». Vole-t-il encore dans des coins de jungle trop touffus, comme une bonne idée qu’on a trop vite perdue ? Ne reviendra-t-il plus, comme la promenade d’été que le corps n’a vécu qu’à demi sur la plage à côté de l’être aimé, près de vendeurs de glaces aux agrumes, dans l’horizon de la fin de journée, où tout est si clair et si limpide ? J’en peux presser la mémoire aussi fort que cet oisillon, empaillé par le biologiste pour n’en goûter que la perte.

Le quagga de Louis XVI, zèbre d’Afrique à robe brune, rayé de traits oranges à l’encolure, est trop soucieux de sa dignité pour avoir fait attention dans les fins de journée perdues. Son ossature de cheval, élégante et droite, livre comme des cicatrices choisies les rayures fauves de sa robe. Le regard vous fixe d’un bouillonnement de vie maîtrisé, comme mû d’une souffrance active à ne pouvoir exprimer sa force sensible.

Le piège taxidermique qu’on a tendu au quagga ne perce pas son étrangeté fondamentale, muscles équestres et crin d’entailles félines, mystère de sauvagerie policée, dardant sur l’homme un œil semblable au sien.

Son existence révolue légitime sa bizarrerie par cela seul que le quagga a été, et qu’il intimide encore par son apparition ; comme les coups du pinceau sur l’œuvre d’un maître ancien ; comme un beau visage animé dans une conversation ; comme la gêne d’une incompréhension entre deux êtres– tout ce qui a quitté le monde et reste ailleurs qu’en terre ferme, tout ce qui s’est tu mais ronge nos vaisseaux, tout ce qui est absent et nous touche pourtant jusqu’à nous faire croire au shamanisme et à la télépathie, et qui n’est qu’illusion, aussi (c’est de la taxidermie).

La Galerie des espèces disparues est un magasin de monstres spirituels et totemiques. Car qui ne veut faire l’effet d’une espèce disparue, pour sa beauté, sa rêverie ou son trop de tendresse ? qui ne veut être digne d’une espèce disparue ?

La grue blanche d’Amérique laisse toutefois une pointe d’espoir : cette cigogne toute blanche, plumage immaculé, fut reléguée à six individus, et compte désormais, grâce aux soins prodigués dans des zoos sur ses lieux de reproduction, plus de cent individus : les espèces menacées peuvent, à force d’énergie et avant de s’éteindre pour de bon, revenir par dizaines.