Aphorismes d’été

Monet, Point de Lailly, marée basse, 1882, Collection privée.

 

Moraliste joyeux.

Le flatteur dit des compliments qu’il ne pense pas. Ne le confondons pas avec le moraliste joyeux : celui qui cherche à définir les qualités des gens et à les leur dire, cherchant par ce naïf travail à améliorer le monde. Rendre hommage sans en faire un fromage.

 

Belzébuth Belles et bonnes.

L’homme ayant besoin des autres pour devenir homme, nous nous éduquons à la vertu par les modèles et les contre-exemples, comme pour s’éduquer à la beauté on regarde la nature et les tableaux.

Les personnes belles et bonnes semblent de cire en dehors et de marbre en dedans  : elles savent prendre devant les autres de multiples formes, mais elles sont restées l’être que l’expérience, la culture et les souffrances ont fixé dans leur vingt ans, et leur joie de vivre est dans ce va-et-vient entre les autres, qu’elles comprennent et découvrent comme autant de personnages d’un roman, et elles-mêmes qui ont pris racine depuis longtemps, et savent ce qu’elles préfèrent. « Que tu seras heureux, si tu surmontes tes malheurs et si tu ne les oublies jamais !  », ces paroles du Mentor de Fénelon sont la devise des belles et bonnes.

Elles peuvent trouver une situation importune ou irrésistible, alors que beaucoup de personnes trouvent toutes choses égales, mais elles restent sensibles sans sensibleries, et savent lever des lièvres, mais des lièvres à la manière de Dürer en dessin : elles disent leur pensée sans trop combattre l’opinion pourfendue, avec ironie, nonchalance et suggestion.

Certaines de leurs pensées les plus banales sont formulées comme des poèmes-minute, et les gestes même qu’elles entreprennent paraissent originaux, de la façon de mettre un couvert à table jusqu’à une promenade sur le Mont Ventoux, parce que la vie est toujours un don inespéré aux bonnes et belles, et qu’une solitude cultivée leur a donné l’œil du spectateur et de l’acteur à la fois, le regard du du personnage et celui de l’artiste, du vivant et de celui qui en est conscient et reconnaissant.

Les belles et bonnes sont enfin comme une nageuse qui m’invite à me jeter à l’eau, car il est bon de nager même quand l’eau est froide, et il est bon de saisir la vie quand elle est assez clémente pour offrir la mer, à moi qui reste peureux sur le rivage, alors que la nageuse est déjà loin et joyeuse dans la mer, elle qui sait se déprendre et se reprendre. Une fois dans l’eau, vous vous souvenez que le bonheur s’atteint au prix de vertiges momentanés.

Sont en revanche mortes dès leur vivant les personnes qui se sentent achevées, déjà toutes faites et précieuses. Elles se fixent leur prix, au lieu d’en donner à la métamorphose qui leur coûterait un peu. Elles n’osent rien de peur de perdre, et restent à barboter les pieds dans l’eau, inquiètes de leur propre substance comme d’une propriété, avares d’elles-mêmes, rentières de l’existence comme s’il y en avait pour toujours, et lâches devant un événement important, parce que cet événement les bouleverse, et qu’elles n’ont pas pris l’habitude de se bouleverser elles-mêmes comme un événement.

 

L’art sauve la vie.

Lire La Bruyère et regarder le Titien ne sert pas seulement à collectionner les éditions ni courir aux expositions, mais à goûter une discussion avec un pépiniériste ou un informaticien que l’on voudrait décrire ou peindre.

L’art rend la vie heureuse s’il ne s’en sépare : arpenter les musées pour que des instants deviennent des tableaux, lire des romans pour que les personnes deviennent des personnages, s’assimiler des penseurs pour que les discussions deviennent des dialogues philosophiques.

 

Gymnase de la sensibilité.

Les actes les plus futiles deviennent heureux s’ils deviennent aussi des rites poétiques, où l’on retrouve la vie entière en métaphore.

Les douleurs physiques bénignes sont des bénédictions qu’il faut porter comme un habit nécessaire, parce qu’elles nous rappellent à l’urgence de la vie sans nous paralyser.

Le ski use de la neige comme de la vie sur laquelle on s’éprouve : affronter une piste pleine de bosses et chuter ensuite sur une piste toute plate, c’est par exemple être le triomphateur prétentieux qui s’est perdu dans une broutille.

Le jardinier vit une renaissance quand il met des semis de fleurs dans la terre que des sangliers ont retournée.

La vaisselle peut rappeler le chemin à suivre, si lutter contre une tache de saleté rappelle qu’il faut lutter contre un mauvais destin.

Un café soluble dégueulasse rappelle qu’il faut savoir vivre dans la simplicité et le dépouillement.

Le militaire a fait son lit avant de gagner une bataille.

Roter peut être un rituel noble pour être plus détendu.

De l’être humain tout se cultive et il n’y a pas de terre ingrate.

Les dons de soi qu’on croit faire en pure perte, comme les chagrins d’amour, font un devoir de reprendre forme nouvelle, et, si l’on en a l’habitude, font passer des déceptions un gymnase où l’on se muscle la sensibilité.

 

Penser et sourire sans médire.

Se rappeler que tout le mal que l’on a liberté de dire sur toi est bon si la critique en est juste et que celui qui parle s’en améliore, plus que tu ne fais.

Les hommes aiment à réfléchir sur leur conduite ; cet esprit critique peut faire accoucher d’une vérité bien dite, et tu pratiques parfois ce plaisir de portraiturer les vices, et non les gens, que les grands auteurs apprennent à bien dire.

L’essentiel n’est pas de s’abstenir de juger, qui est aussi dur que de manquer d’une jambe, mais que ce jugement soit un organisme aussi vivant que la personne sur laquelle on a un jugement, et aussi infini que la nature humaine dont cette personne enrichit la définition.

 

Possession par l’esprit.

Tout ce qui se ressent en nous de la possession matérielle est accueilli avec des mines extatiques, et invinciblement pourri et vicié dans l’esprit d’autrui; tout ce qui se ressent en nous de la possession spirituelle est accueilli avec des moues, et invinciblement croissant et meilleur dans l’esprit d’autrui.

En une soirée, j’ai vu un châtelain vanter son château comme une grosse voiture, et une Espagnole raconter qu’elle avait visité Florence en s’y croyant au temps de Savonarole et des Médicis. L’un était si misérable qu’il pensait attirer les cœurs avec ses pierres, l’autre si riche qu’elle avait possédé toute une ville en esprit.

 

Reconsacrer.

La vie morale est pleine de mots nobles à consacrer, comme le mot consacrer lui-même, qui est de donner un caractère sacré à quelque chose : non pas consacrer son après-midi à jouer au Monopoly pour se divertir, mais plutôt rentrer dans une belle église et y sentir que l’esprit humain est sacré.

De même la race des blancs, des noirs, des jaunes, n’a rien qui vaille pour la race mieux consacrée des seigneurs, des gentleman et des chevaliers.

Une fille est bonne d’être une vaillante professeure en banlieue qui éduquent les élèves sur leurs manières, et non d’être bonne par son corps sans autre mérite.

 

L’écume de franchise.

Seul à la maison, je laisse palabrer l’homme franc-du-collier en moi. J’imagine des répliques parfaites, puis arrivé devant les autres, je m’en repose, et n’en accouche que de discours-avortons.

Être franc, c’est faire apparaître cet être du soir au grand jour en peu de mots, densifier chaque phrase de nos nuits pensives et dont nos yeux sont les astres.

 

Converser pour être plusieurs et meilleur.

Les bonnes conversations élèvent la solitude, les moyennes s’y prolongent dans le rêve d’avoir séduit davantage, et les mauvaises ne sont entamées que pour mettre fin à cette solitude à laquelle nous revenons plus crûment après elles.

Les bonnes conversations élèvent aussi les deux qui conversent, tandis que les moyennes n’en élèvent qu’un au prix de l’autre, et que les mauvaises font sentir à tous deux leur hypocrisie ou leur misère.

La conversation des personnes cultivées et bonnes vivantes persuade que le plus haut degré de civilisation fusionne la vie et la littérature : un groupe de mots est toujours chez elles une surprise, et une anecdote un brouillon de roman psychologique.

 

Virée à la boulangerie.

Il y a les fétichistes de l’esprit et les fétichistes des sens, tandis que les grands esprits jouissent d’amalgamer l’esprit et les sens au prix d’une longue éducation.

Le fétichiste spirituel ne pense qu’à décortiquer les opérettes d’Offenbach, le fétichiste sensuel ne pense qu’à faire une virée à la boulangerie, et le haut esprit transforme une virée à la boulangerie en opérette.

 

Déclamorphose.

Amour ou pensée audacieuse, il faut se déclarer, ne serait-ce que pour qu’après la franchise nous devenions quelqu’un d’autre, celui qui vit l’amour ou a dit ce qu’il pense, celui qui est éconduit ou qui reste incompris.

La déclaration est métamorphose : c’est l’avalanche préventive, qu’on fait exploser à escient, pour en éviter de pires et d’imprévues, afin de glisser ensuite sur des pistes fraîchement tracées dans la vie.

 

Le sel par la plume.

N’en déplaise à ceux qui dédaignent Jésus-Christ, la grande littérature continue librement ses paroles. Quand La Fontaine dit : “Aide-toi, le Ciel t’aidera.” il dit autrement : “cherchez, et vous trouverez”, et lorsque Chamfort dit : “Jouis et fais jouir, sans faire de mal aux autres ni à toi-même”, il dit autrement : “Ayez du sel en vous-mêmes et soyez en paix les uns avec les autres”.

 

Incarner

est toujours mieux que dénoncer ou déplorer. Les idées persuadent par la vie qu’elles insufflent, et une personne persuade mieux qu’une idée, si cette personne est valeureuse et joyeuse.

 

Cène.

Par définition, Jésus-Christ n’a célébré aucune messe, mais il a célébré des repas qui ont donné la messe. Quiconque réunit donc des gens à une table fait un acte un peu christique, et chaque repas et rencontre peuvent se vivre un peu comme une messe.

 

Prier avec raison, écrire pour mieux parler.

Essaie de prier pour être un meilleur vivant, et non pour le salut hypothétique de l’âme, qui peut rendre présomptueux.

De la même façon, écrire est meilleur quand c’est pour apprendre à parler aux autres, que pour une postérité de rêveur nous faisant spéculer au-delà de la mort.

 

Polygenres.

Les néo-puritains veulent un monde “dégenré”, où les pôles masculins et féminins auraient disparu car ils seraient des préjugés. Il est plus beau de souhaiter un monde poly-genré : un monde où le même homme débroussaille un jardin et repasse ses chemises, où la même femme se maquille et fait de la boxe anglaise.

 

Joies chirurgicales.

Toute jouissance se vit mieux d’être attendue, retardée, et méritée, comme un vin italien acquiert une teneur plus spirituelle d’être dégusté après avoir parcouru une abbaye le ventre vide. Plus le jeûne de l’âme est long et mieux elle brûle, plus les manques et les soifs ont accablé celle-ci et plus elle éprouve de joies chirurgicales.

 

Religion naturelle.

Les châteaux de la Loire et les palais italiens bâtissent des beautés dans l’esprit, dont les jardins ou les eaux agrandissent notre amour, une amitié, ou la solitude, que les cathédrales gothiques et baroques approfondissent de leurs murs spirituels : la représentations des bienfaits hors-normes.  La France et l’Italie en forgent une religion naturelle, dont on boit les eaux-de-vie après en avoir arpenté les temples.

 

Appartenir.

Triste temps où l’ingratitude a été rendue citoyenne : l’ingrat citoyen est celui qui refuse d’appartenir à un ensemble, l’ensemble civilisé plutôt que le sauvage, homme ou femme, compatriote ou étranger. Les humains les plus libres de l’Histoire ont plutôt usé de leurs appartenances, les approfondissant toutes pour n’appartenir tout à fait à personne.

 

Philosophie, mais romans.

La philosophie distingue ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas ; les romans nous montrent comment les choses qu’on croyait dépendre de nous sont impossibles (Fabrice del Dongo ne sera pas un héros à Waterloo) et comment d’autres, qu’on croyait n’en pas dépendre, sont en fait réalisables (Mathilde de la Mole aime son domestique Julien Sorel).

 

Rompre l’étiquette.

Préparer une bonne conversation, une bonne table, ou un acte amoureux, sont des plaisirs civilisateurs. La liberté ne plaît que si l’on rompt avec ces exigences parfois lourdes, mais c’est de les connaître qui fait apprécier de les rompre.

 

Le moi social

ne devrait exister que pour dire Bonjour, Au revoir et S’il vous plaît. On rencontre aussi des personnes qui ne disent aucune de ces trois formules et sont pourtant obsédées par leur réputation.

Les personnes aimables se disent toujours disponibles alors qu’elles sont demandées, et les avaricieuses passent tout leur ennui à se dire indisponibles.

 

La courtoisie

est l’art de fondre l’amitié avant qu’elle soit forgée, et de porter la nécessité d’aimer dans les moindres instants et avec les gens qui l’inspirent parfois le moins. Elle n’est qu’un entraînement, mais c’est un entraînement à aimer.

 

Convergence des luttes.

La vérité est organique, et passe par les autres : un oncle a besoin d’aide au jardin, et j’ai besoin de m’occuper les mains pour ne pas me ronger les ongles.

 

La dépression

c’est de ressasser le coût de la vie, de la vie par le menu : “ce dessert m’a ajouté de la vaisselle à faire”, “ce garage de ma voiture me ferait risquer 57e d’amende”, etc.

 

Accélérateur de particules.

Il y a des œuvres qui font passer le temps, d’autres qui en font perdre, et la grande œuvre d’art en fait gagner, par la sensibilité plus vive et la compréhension plus rapide qu’elle donne du monde.

 

Recettes intérieures.

Parler au cœur le plus possible, chercher à pratiquer la vertu sans se prendre au sérieux, et percevoir la vie aussi intensément qu’une œuvre d’art dont on serait partie prenante ; cristaux d’une vie joyeuse.

La plus haute forme de bonheur tient un peu d’une insatisfaction centrale et nourricière, et le plus ridicule malheur est de rester malheureux au sein de petites satisfactions multiples.

 

Sublimation.

Les totalitarismes veulent créer un Homme nouveau, qu’il soit nazi ou communiste, djihadiste ou dégenré ; alors que l’amour courtois le fait depuis des siècles en ne faisant violence qu’à l’amoureux.

 

Hygiène de la sensibilité.

Contre le conformisme de passer son temps sur Netflix puis au parc Astérix, nocer à Berlin et assister à une messe en latin.

 

Culture de la velléité.

Les plates-formes numériques de films, les séries, les émissions de radio, sont des autoroutes de divertissement et de parole, quand on a besoin de silence et de penser en soi-même.

Les musiques populaires donnent des tremplins et des autoroutes aux fantasmes : ne pas oublier d’en sortir pour être un peu à la hauteur des fantasmes ornés par la musique.

 

Ataraxie de la séduction.

Nos charmes sont comme les planètes en rotation autour du soleil : c’est presque d’un mouvement inchangeable qu’ils se trouvent à la lumière ou dans l’obscurité.

 

Trinité.

La vie est un volcan de perceptions dont les religions et spiritualités font des glaciers, que les philosophies et sciences transforment en plateau, et dont les lettres font des prairies et des jardins.

 

Statolecte.

Certaines expressions sont faites pour taire, abréger, censurer, plutôt que pour dire, décrire et développer : “Rome, c’est sympa.”, “Florence, c’est joli.”

 

Recettes intérieures 2

Le bonheur et la bêtise ont en commun la certitude de ne manquer de rien, et la souffrance et l’intelligence sont l’impression d’un manque.

 

Les religieux sévères disent qu'”on adore que Dieu”, et pendant ce temps Dieu se fait plus sensible dans chaque création que vous adorez.

 

Les plus beaux moments – amoureux, amicaux, sociaux – sont pleins de moments manqués et fantasmés, que ceux-là corrigent.

 

Les plus grands livres se consultent comme des amis et les meilleurs amis ont l’âme comme un livre ouvert.

 

Si tu visites une abbaye cistercienne avec autant d’excitation qu’une backroom, estime-toi heureux.

 

Ceux qui n’aiment pas la solitude sont torrentiels, ceux qui l’aiment trop deviennent marécageux.

 

L’amour entrecoupé d’absences studieuses est la seule dépendance qui ne soit jamais humiliante.

 

Certains esprits sont comme les claviers automatiques : ils mettent un mot pour un autre.

 

La bonne santé, c’est le surmenage dû au trop de choses qui passionnent.

 

Dire ce qu’on pense est le plus sûr moyen d’échapper à la névrose.