Aphorismes sur la pédagogie

Une classe de Français originaires de plusieurs continents est comme le medley dans l’Abbey Road des Beatles: chaque morceau a une personnalité très différente du précédent, mais leur suite reste une unité malgré tout, joué par un groupe où chacun doit mettre du sien.

 

Citation de mon frère : « Ce n’est pas il faut le faire, mais : le faire est un plaisir. »

 

La nouvelle pédagogie est l’art d’élever chacun en surveillant les difficultés intellectuelles, sociales et psycho-affectives de quelques-uns.

 

Éduquer, c’est pervertir du bas vers le haut.

 

Il y a peu de têtes bien pleines qui soient mal faites ; Montaigne voulait une tête bien faite plutôt que bien pleine ; les nouveaux pédagogues veulent une tête vide, car une tête vide est intacte et encore pure.

 

La propagation de la littérature en banlieue est un duellisme qui risque le glaive de la vérité et sème la beauté plutôt que la mort.

Cette lutte souterraine pour la beauté et la culture implique du théâtre improvisé, des sermons-minutes et un sourire invincible.

Les armes sont de belles chaussures, une veste cintrée ou une chemise légère, en plus du livre millénaire.

La déesse est Athéna, celle de la guerre intelligente.

 

Les nouveaux pédagogues se fichent du théorème de Pythagore ou qu’un homme se connaisse lui-même : ils veulent observer les  « progrès »,  « les innovations » et les  « nouvelles approches » par lesquels vous lui faites découvrir ces vérités, et que les élèves s’ignorent eux-mêmes plutôt que d’y accéder par un cours magistral.

 

Le fantasme de certains éducateurs nationaux est de serrer la main à une racaille pour montrer à quel point il était sot de la punir.

Comme ce fantasme en reste un, les mêmes éducateurs pleurent la misère de ladite racaille dans des conférences tout en évitant de la croiser dans la rue.

 

Les professeurs les plus complets prennent le temps de choisir des ingrédients de qualité et cuisinent avec exigence, comme ils tiennent compte de l’inné et du culturel en chacun.

 

Les nouveaux-pédagogues refusent d’élever parce que les élèves souffrent de quelque chose (une maladie, une origine sociale, une vapeur) et qu’ils ne sauraient supporter une seconde souffrance par le travail.

Ils les occupent donc par des jeux, les mettent en groupe afin qu’ils soient moins confrontés à leur propre individu, ou leur demandent d’imaginer une couverture pour les livres qu’ils n’ont pas lus.

Le nouveau pédagogue a peur d’élever par peur de trahir le moi profond de l’élève, et en refusant de l’élever, il le trahit bel et bien.

 

Bach était si mauvais musicien qu’il recopiait des partitions de Vivaldi, comme un perroquet : misère des têtes bien pleines !

 

L’autorité minable est de soumettre et maintenir l’autre dans son état de mineur.

La vraie autorité est d’être auteur soi-même du plus de choses possibles : une expérience de chimie et un gâteau au chocolat, une lettre et une famille, une entreprise et une promenade.

 

Kylian M’Bappé est un footballeur si mauvais qu’il a voulu imiter Zidane jusque dans sa coupe de cheveux.

 

Pour chaque élève refusant de sortir après une insulte, il y a un stage de formation de l’Education nationale offert à l’enseignant pour être plus à son écoute.

 

En dépit de leurs malheurs, les professeurs sont méprisés, car ils sont des bourgeois riches de temps, comme il y en a de riches d’argent.

 

Les inspecteurs de la nouvelle pédagogie imposent toutes les idées faisant perdre le contrôle d’une classe (discuter d’égal à égal avec les élèves, noter ce qu’ils disent pour bâtir le cours sans les influencer, se féliciter des résumés qu’ils trouvent sur Internet au lieu de lire des livres) ; puis ils s’inquiètent d’une classe qu’ils n’ont pas vue contrôlée.

Ce sont des sergents qui désarment leurs soldats, et haussent les sourcils de voir des cadavres.

 

Le pédagogue normalien et agrégé qui dit « J’men bats les couilles » pour paraître cool à ses élèves devrait repasser ses concours et l’écrire sur ses copies.

 

Pour chaque universitaire aux étudiants triés et qui déplore à ceux-ci l’assimilation, le racisme structurel et les violences policières, il y a une classe de lycéens avec un ou deux élèves rentrant de garde à vue, prêts à lancer des chaises aux murs, à crier « Wallah, j’ai rien fait » et à le traiter de  « pédé ».

 

En banlieue mondialisée, on est deux fois professeur de français : professeur de langue française, et de l’être français communiqué par la littérature (la langue et la valeur des individus qui la cultivent).

 

Les pires pédagogues lisent des poèmes de collégiens comme des chefs-d’œuvre qu’ils conseillent de lire à haute voix, comme Flaubert gueulant ses phrases, puis ils renseignent les élèves sur les préjugés xénophobes et sexistes des grands écrivains, tels que la misogynie de Flaubert.

 

Des parents et un éducateur peuvent transformer un adolescent qui ne sort pas ses affaires, n’écrit rien et bavarde tout le temps en un « élève précoce, hyperactif et surdoué ».

 

Le pédagogue qui se croit progressiste est effrayé par un petit caïd de banlieue, car celui-ci est deux fois mineur et sacré à ses yeux : mineur et sacré comme jeune, et mineur et sacré comme membre d’une minorité allogène de la société.

Le caïd en est tout surpris d’abord, puis en cultive une sorte d’insolence qui se sait insolente, un aplomb qui se sait impuni a priori. Il accueille chaque gentillesse du pédagogue pour autant de faiblesses venues pourtant du statut supérieur, bienveillant et civique du pédagogue, mais dont celui-ci fait de vraies faiblesses, par miséricorde pour ses différences sociales avec l’élève, par peur de la force physique de l’élève souvent, et aussi par crainte de paraître intolérant, crainte que le pédagogue a pour lui seul, et que le caïd apprend à manier comme une langue étrangère, car il suffit de la parler de temps en temps pour qu’elle fasse effet :  « Faites attention aux préjugés / à l’humiliation / au racisme / à la discrimination / à l’inégalité / à la stigmatisation / à l’injustice ».

Grâce à ces formules quasi magiques, le caïd peut traiter un éducateur de fils de pute sans que cela soit pris pour une offense méritant une punition chevaleresque – on le punit d’un conseil de discipline mais on le comprend, il a voulu « se défouler  » et il subit une « violence sociale » malgré tout.

La morale du caïd est celle du pédagogue mais au second degré, et on le comprend : c’est plaisant de jouer avec une conscience traumatisée à votre place.

 

La nouvelle pédagogie, tel un catholicisme dévoyé, est une religion qui repose sur un divin enfant, et une immaculée conception de l’élève et de son savoir.

C’est un catéchisme où le texte devient prétexte, et le catéchumène l’objet même du culte.

 

Geoffroy, petit-fils de fermiers, décide d’abandonner le fromage de chèvre qui faisait le succès de la famille, et d’enseigner en école de banlieue que l’héritage familial entretient des injustices dans la société.

Une fois en vacances, il regarde un fils de sportifs banlieusards gagner la Coupe du monde de football, et il est content.

 

On enseigne par égoïsme : comme Emma Bovary remet le col mal mis à son mari ; comme Bach rejouait la mélodie sans fausses notes à ses élèves ; ou comme on apprend soi-même un poème génial pour charpenter sa cervelle.

Rien ne légitime l’éducation, que le sentiment d’être perfectible.

 

On a demandé à un aspirant violoniste, un aspirant footballeur et un aspirant chirurgien de  « participer activement à leur apprentissage » afin qu’ils deviennent autonomes selon la nouvelle pédagogie.

Le premier a joué faux en disant qu’il trouvait cela plus beau, le deuxième n’a dribblé personne pour éviter de répéter bêtement, le troisième a tué ses patients.

 

Le professeur tantôt en banlieue difficile, tantôt en vacances scolaires, est un héros oisif.

 

L’ignorance s’apprend pas à pas et se justifie point par point, autant que la curiosité : parfois c’est l’élève déclarant que rien avant 2019 ne l’intéresse, d’autres fois c’est un pédagogue déclarant qu’on donne trop d’auteurs morts pour intéresser les élèves.

 

Pierre Bourdieu, fils d’agriculteurs, devient professeur au Collège de France en dénonçant les inégalités sociales en France.

Rokhaya Diallo, fille d’Africains, intègre un conseil étatique, la presse et l’émission la plus regardée de France en dénonçant les inégalités raciales en France.

Kylian M’Bappé, fils d’Africains de Bondy, devient sportif comme ses parents, ne dénonce rien, et fait gagner la Coupe du monde de football à son pays.

 

Tout laïc cultivé peut faire vivre Dieu chez un élève.

 

Aimer et éduquer par le biais de la littérature, apprend à aimer qui ne vous aime pas par les soins du langage et des grands écrivains : à chaque affection naissante, à chaque élève à éduquer, un auteur vous entraîne à parler, transmettant à vous-même comme à vos élèves les aveux d’Hippolyte ou de la princesse de Clèves dont tout le monde est incapable.

 

La France est moins connue de certains Français que la Palestine, Israël ou Arrakis.

 

Commenter la littérature apprend, au professeur comme aux élèves, à se mettre au service des grands textes et de ce qu’ils ont à nous dire, et par extension, à se mettre au service des autres et de ce qu’ils ont à nous dire.

Les paroles supérieures et passées des grands écrivains font écouter les personnes présentes et supérieures, et par ces deux voies nous nous révélons à nous-mêmes.

La nouvelle pédagogie veut servir l’élève sans avoir à servir les textes, et laisse intacts des individus suffisants, dépourvus de gratitude pour autrui dans le présent, puisque peu entraînés à le faire pour les grands morts du passé.

 

Certains font des attentats où les gens explosent ; les meilleures lectures à voix haute sont des attentats faisant rentrer en soi-même.

 

Les professeurs ne devraient pas être des fonctionnaires heureux d’être en vacances, et devant lire des documents sur la psychologie de l’enfant pour être titulaires de leur poste, mais des bodhisattva laïcs, qui ont renoncé à l’éveil total pour éveiller les autres à cause de leur compassion.

Ils seraient plus respectés en balayant leur salle de classe qu’en parlant de séries télévisées avec leurs élèves.

 

Une école a bien réussi son œuvre lorsqu’un homme accompli s’amuse d’y avoir échoué.

 

Le fayot n’est pas aimé car il ne va à l’école que pour être savant et admiré ; nous allons aussi à l’école pour devenir fréquentable, aimable, et donner aux autres le plaisir de nous connaître.

Aussi les gens les plus affables sont ceux qui savent apprendre toujours, qui savent se faire petit comme les enfants, et qui font du quidam une école à part entière.

 

Pour quiconque veut s’élever, le slogan Jouir sans entrave est une invitation à l’hubris : les plus grandes jouissances vivent d’entraves.

La plus belle éducation essaie qu’il soit interdit d’interdire, mais tant qu’aucun progrès n’est observé, elle interdit tout ce qu’un humain exemplaire s’autorise entre deux heures de progrès.

 

Les professeurs sont condamnés à débattre des dates de l’examen blanc alors qu’ils ignorent si leurs élèves sont de leur civilisation.