Des musiques tristes

René Magritte, La Saveur des larmes, 1943.

René Magritte, La Saveur des larmes, 1943.

Dans Le meilleur des mondes, Bernard Marx et d’autres « Alphas » découvrent les Sauvages de la réserve encore humainement civilisée par un rite religieux sacrificiel : ils se font fouetter jusqu’au sang.

Devant les modernes qui absorbent la drogue du bonheur, le prétendu sauvage et vrai civilisé réclame le droit à souffrir : car la souffrance entraîne des métamorphoses que la satisfaction et le contentement n’apportent pas.

Intuition d’Huxley : si la civilisation n’apparaissait aux « Alphas » que par des vœux pieux et des belles paroles, la défense de l’ancienne humanité virerait à la leçon simpliste et mièvre. Mais ces vrais humains s’infligent des sévices ; ils se font mal volontairement, et là réside leur humanité complète, métamorphosée par la souffrance.

Le plaisir d’écouter des musiques tristes prolonge ces pratiques ancestrales. Ecouter le Deposuit potentes de Monteverdi, le « Nun » de la Troisième Leçon de ténèbres de Couperin, les Andante des deux dernières sonates de Schubert (le célèbre Andantino de la sonate n°20 ou l’Andante sostenuto de la sonate n°21), n’est-ce pas s’infliger des sévices ? N’est-ce pas se faire fouetter par des cordes pincées ou frottées ? Aussi beaux ou « cathartiques » qu’ils soient, ces morceaux frappent, comme de  vrais coups, bien que plus raffinés et reflétant l’âme.

Tandis que la « violence symbolique » est chassée par les sociologues bourdieusiens, tant de gens manquent d’humanité dès qu’ils sont confrontés à la douleur musicale, et demandent à changer de morceau : ils n’ont pas réglé leur compte avec la vie entière, ils ont besoin d’en omettre les parties désagréables, que ces musiques incrustent sagement en nous pour nous en soulager, avec les apparences du sadisme.