Hercule et les oiseaux du lac Stymphale

Cymbale, -700/-400, Musée du Louvre, Antiquité orientale.

 

Les collines autour du lac Stymphale étaient peuplées d’oiseaux aux ailes d’acier qui dévoraient les humains, raconte la mythologie.

Le roi Eurysthée commande au demi-dieu Hercule de les chasser avec son arc, mais les oiseaux surgissent de plus belle des arbres à chaque victime.

Hercule frappe de rage son épée à son bouclier ; selon une autre version, il prend des crotales (cymbales antiques) données par Athéna ; à force de sonner, il affole les oiseaux, jusqu’à les faire tomber d’épuisement dans le lac.

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Hercule échoue par la fonction première de l’arme : les oiseaux se répandent plus vite qu’il n’en tue ; se focalisant sur une partie de l’ennemi pour l’anéantir, il laisse les autres tranquilles, et plus motivés encore, peut-être, dans leur ressentiment, à se reproduire pour anéantir.

Le héros opte pour une fonction indirecte, sonore et indistincte selon les oiseaux croisés – la cymbale au lac Stymphale. Il fait avec ses outils un concert, au sens d’un événement sonore, qui réunit un instrument et un public.

Mais le public est réticent : des oiseaux carnivores de chair humaine et rétifs à la douceur des sons. Les oiseaux du lac Stymphale figurent un groupe (Rappelons que c’est insulter certains animaux sauveteurs, cérébrés ou solidaires que de les considérer comme inférieurs aux pires humains), une communauté qui s’abreuve d’intolérance et de chair humaine. Ils ont leur bec en airain, leurs ailes en acier et sont fils de Mars, dieu de la guerre (laquelle se mène aujourd’hui à l’aide de drones, qui sont des oiseaux d’acier) : ils figurent un stade où les métaux ne servent encore qu’à tuer et non à faire des instruments.

Hercule découvre par sa ruse (ou par l’intelligence d’Athéna) que les métaux servent à sonner, et fatiguer tout oiseau violent qui passe. Rejetant un moyen direct et inefficace, il emploie un moyen détourné, mais efficace, et amusant ; ce que permet la culture, par nuance avec la guerre. Nuance et non opposition frontale, car le but guerrier est atteint : éteindre l’ennemi meurtrier, en l’épuisant plutôt qu’en le frappant. Hercule est cet artiste ou esthète tombé dans une atmosphère hostile à l’art et organisée et lui répond par l’Hymne à la joie de Beethoven ou Metall auf Metall de Kraftwerk.

Devant le refus catégorique de communier dans la culture ancestrale du territoire où l’on a élu domicile (pour ne communier qu’avec ses coreligionnaires ou les gens de la même classe sociale), le mieux est d’épuiser les mortels qui restent nichés dans leurs arbres, prêts à mépriser votre sensibilité. Car les sourds à la culture vivant en Europe, ou plutôt les Européens sourds à eux-mêmes, sont légion. Des sectaires peuvent refuser d’écouter Mozart ou Beethoven un jour de Ramadan, d’autres snober une pièce d’Anouilh sur les magistrats épurateurs parce qu’elle heurterait leur confort moral.

Si des oiseaux aux dogmes d’acier refusent catégoriquement la beauté et la curiosité, mieux vaut surenchérir, persévérer, décupler ; réciter des poèmes pour « remplacer la barbarie par la poésie » comme dit le credo pacifiste de Jean-Pierre Rosnay. Les ennemis de la contemplation d’un beau lac, aussitôt qu’on les croise, doivent entendre des cymbales de Mozart ou des vers de du Bellay, et s’en aller s’ils sont las. Une guerre qu’on vous déclare à bas bruit se gagne par l’affirmation de ce qui nous transcende de beauté : la résonance du son que la culture fait en nous. Résonner, même sans ruser.