L’homme ayant besoin des autres pour devenir homme, nous nous éduquons à la vertu par les modèles et les contre-exemples, comme pour s’éduquer à la beauté on regarde la nature et les tableaux.
Les personnes belles et bonnes semblent souvent de cire en dehors et de marbre en dedans : elles savent prendre devant les autres de multiples formes, mais sont restées l’être que l’expérience, la culture et les souffrances ont fixé dans leur vingt ans, et leur joie semble dans ce va-et-vient entre les autres auxquels elles adhèrent jusqu’à les comprendre, comme si elles découvraient un personnage de roman, et elles-mêmes qui ont pris racine depuis longtemps, et savent ce qu’elles préfèrent. « Que tu seras heureux, si tu surmontes tes malheurs et si tu ne les oublies jamais ! », ces paroles du Mentor de Fénelon semblent leur devise. Elles comprennent sans se trahir et sont sensibles sans sensiblerie. Elles trouvent souvent les choses impossibles ou irrésistibles, alors que beaucoup de personnes trouvent toutes choses égales. Certaines de leurs pensées les plus banales sont formulées comme des poèmes-minute, et les gestes même qu’elles entreprennent paraissent originaux, de la façon de mettre un couvert à table jusqu’à une promenade sur le Mont Ventoux, parce que la vie leur est toujours un don, et que la solitude leur a donné l’œil du spectateur et de l’acteur, du personnage et de l’artiste, du vivant et de celui qui en est conscient et reconnaissant. Elles sont enfin comme une nageuse qui m’invite à me jeter à l’eau, car il est bon de nager même quand l’eau est froide, et il est bon de saisir la vie quand elle est assez clémente pour offrir la mer, à moi qui reste peureux sur le rivage, alors que la nageuse est déjà loin et joyeuse dans la mer, elle qui sait se déprendre et se reprendre. Une fois dans l’eau, vous vous souvenez que le bonheur s’atteint au prix de vertiges momentanés, qui donnent des bonheurs durables.
Sont en revanche mortes dès leur vivant les personnes qui se sentent achevées, déjà toutes faites et précieuses. Elles se fixent un prix, au lieu d’en donner à la métamorphose qui leur coûterait un peu. Elles n’osent rien de peur de perdre, et restent à barboter les pieds dans l’eau, inquiètes de leur propre substance comme d’une propriété, avares d’elles-mêmes, rentières de l’existence comme s’il y en avait pour toujours, et lâches devant un événement important, parce que cet événement les bouleverse, et qu’elles n’ont pas pris l’habitude de se bouleverser elles-mêmes comme un événement.
Les actes les plus futiles deviennent heureux s’ils deviennent aussi des rites poétiques, où l’on retrouve la vie entière en métaphore.
Le ski use de la neige comme de la vie sur laquelle on s’éprouve : affronter confiant les pistes pleines de bosses, et tomber ensuite sur une piste toute plate, c’est par exemple être le triomphateur prétentieux qui s’est perdu dans une broutille, et on en apprend quelque chose.
Le jardinier vit une renaissance quand il met des semis de fleurs dans la terre que des sangliers ont retournée.
La vaisselle peut rappeler le chemin à suivre, si lutter contre une tache de saleté rappelle qu’il faut lutter contre un mauvais destin.
Un café soluble dégueulasse rappelle qu’il faut savoir vivre dans la simplicité et le dépouillement.
Le militaire a fait son lit avant de gagner une bataille.
De l’être humain tout se cultive et il n’y a pas de terre ingrate : un ennui assez rêveur pour rester passionné, un exercice de maths assez dur pour rester rationnel, un ménage assez long pour se réciter des poèmes, un quai de gare assez gris pour laisser venir une idée, un mauvais livre assez drôle pour nous corriger par contre-exemple. Le rangement ordonne aussi l’esprit, et le désordre, en mêlant les objets, peut donner des associations d’idées.
Les dons de soi qu’on croit faire en pure perte, comme les chagrins d’amour, font un devoir de reprendre forme nouvelle, et, si l’on en a l’habitude, font passer les déceptions comme un gymnase où l’on s’aguerrit plus qu’un désastre qui nous est imposé.
Certains ambitieux se disent contents du métier moderne et peu épanouissant qu’ils exercent, parce qu’ils le disent nécessaire pour le poste plus épanouissant qu’ils espèrent obtenir. Ils sont prêts d’être riches, puissants et honorés, mais dans un avenir qu’ils vous dépeignent pendant de nombreuses années.
D’autres gens se disent au contraire insatisfaits dans leur métier, qui est pourtant bien connu et vite épanouissant, parce que ce métier est risqué, modeste, ou mal-payé. Les richesses de ceux-ci sont surtout immatérielles, leur pouvoir est circonscrit par l’action de leur métier qui ne consiste qu’à nourrir, soigner, ou instruire, et leur honneur dépend sans cesse de leur conscience d’avoir bien fait ce métier millénaire. Mais ces richesses immatérielles, ce pouvoir circonscrit, et cet honneur précaire, leur sont chaque jour présents.
Ces gens seconds en ambition me semblent les premiers en bonheur, parce que cuisiner, soigner ou élever engendrent des bonheurs chez les autres à mesure même qu’ils en engendrent en soi-même, grandissant le plus modeste et ceux qu’il sert, comme le cuisinier arpentant son restaurant où les clients jouissent de sa cuisine, l’infirmière recevant un cadeau du patient, ou l’entraîneur faisant gagner son équipe. C’est déjà jouir par soi-même et par les autres, alors que l’ambitieux planifie des jouissances futures.
Se rappeler que tout le mal que l’on a liberté de dire sur toi est bon si la critique en est juste et que celui qui parle s’en améliore, plus que tu ne fais. Les hommes aiment à réfléchir sur leur conduite ; cet esprit critique peut faire accoucher d’une vérité bien dite ou d’une belle page, et tu pratiques parfois ce plaisir de portraiturer les vices, et non les gens, que les grands auteurs apprennent à bien dire.
L’essentiel n’est pas de s’abstenir de juger, qui est aussi dur que de manquer d’une jambe, mais que ce jugement soit infini et un organisme aussi vivant que la personne sur laquelle on a un jugement et aussi infini que la nature humaine dont cette personne enrichit la définition.
L’art sauve la vie, mais comme le plus beau chemin d’un jardin qu’il serait lassant de prendre toujours. C’est la vie que l’art rend meilleure, avant d’engendrer de nouveau de l’art : lire La Bruyère et regarder le Titien ne sert pas seulement à collectionner les éditions ni courir aux expositions, mais à goûter une discussion avec un pépiniériste ou un informaticien qu’on voudrait décrire ou peindre.
L’art rend la vie heureuse s’il ne s’en sépare : arpenter les musées pour que des instants deviennent des tableaux, lire des romans pour que les personnes deviennent des personnages, s’assimiler des penseurs pour que les discussions deviennent des dialogues philosophiques.
Il n’y a pas de sous-hommes, mais il y a des occupations si appauvrissantes qu’elles semblent aplanir et standardiser notre nature humaine au lieu de l’améliorer : jouer sans fin à des jeux vidéo ou de société plutôt que d’explorer vraiment la société, regarder du sport plutôt que d’en faire et des séries plutôt que de transformer sa vie en série.
Ces occupations appauvrissent la discussion, l’amitié et l’amour, qui sont déjà comme des jeux où soi-même et les autres s’accomplissent : débattre comme en une joute humoristique, se donner des rôles entre amants, scénariser un souvenir digne d’intérêt à un ami.
Tout ce qui se ressent en nous de la possession matérielle est accueilli avec de grands sourires, et invinciblement pourri et vicié dans l’esprit d’autrui ; tout ce qui se ressent en nous de la possession spirituelle est accueilli avec des moues, et invinciblement croissant et meilleur dans l’esprit d’autrui.
En une même soirée, j’ai vu un châtelain vanter son château comme une grosse voiture, et une Espagnole raconter qu’elle avait visité Florence en s’y croyant au temps de Savonarole et des Médicis ; l’un était si misérable qu’il pensait attirer les cœurs avec ses pierres, l’autre si riche qu’elle avait possédé toute une ville en esprit.
La vie morale est pleine de mots nobles à consacrer, comme le mot consacrer lui-même qui est de donner un caractère sacré à quelque chose et non de consacrer son après-midi à jouer au Monopoly pour se divertir, plutôt que de rentrer dans une belle église et y sentir que l’esprit humain est sacré. De même la race des blancs, des noirs, des jaunes, n’a rien qui vaille pour la race des seigneurs, des gentleman et des chevaliers. Une fille est bonne d’être une vaillante professeure en banlieue qui éduquent les élèves sur leurs manières, et non d’être bonne par son corps sans autre mérite.
Seul à la maison, je laisse parler l’homme franc-du-collier en moi, et le laisse pérorer pendant des heures. J’accouche de discours parfaits que j’aurais pu faire face aux autres, puis arrivé devant eux, je me repose et ne débite que des bribes et des discours-avortons.
Être franc, c’est faire l’inverse : c’est faire apparaître l’être du soir au grand jour, faire sentir aux autres les nuits pensives qui en émanent et dont nos yeux sont les astres.
La religion des religions est le dépouillement. C’est ce qui rend les religions si faciles à dévier et à trahir dans un sens érotique, puisqu’elles sont le dépouillement de l’âme, quand l’érotisme est l’art de dépouiller le corps.
Dans l’érotisme le corps se laisse deviner et jamais atteindre entièrement, comme dans les religions Dieu se laisse deviner et jamais atteindre entièrement.
Les religions préparent à la mort, tandis que l’érotisme ne prépare qu’à la petite ; tous deux apprennent à communier et à renaître.
Les bonnes conversations élèvent la solitude, les moyennes s’y prolongent dans le rêve d’avoir séduit davantage, et les mauvaises ne sont entamées que pour mettre fin à cette solitude à laquelle nous revenons plus crûment après elles.
Les bonnes conversations élèvent aussi les deux qui conversent, tandis que les moyennes n’en élèvent qu’un au prix de l’autre, et que les mauvaises font sentir à tous deux leur hypocrisie ou leur misère.
La vie donne assez de temps pour se faire un Moyen-Age mental (une suite de rôles moraux à endosser pour mieux vivre parmi la société), et d’être tantôt moine défroqué, tantôt apprenti chevalier, tantôt apprenti paysan. Mais la lecture monastique est belle de reverser dans la vie, que les livres traduisent, afin que nous y agissions plus en paysan, en roi ou en chevalier. Quand la lecture n’est que de l’ “écolage”, comme disait Montaigne, la vie est pour beaucoup un cloaque.
Les êtres qui nous aiment nous métamorphosent, et ceux qui ne nous aiment pas le font presque autant. Quand on les admet sans honte, les amours finis ou déçus font sur nous aussi des interventions aussi sûres que celles des chirurgiens.
A une douleur d’amour, dis-toi donc : tu es en train de te faire opérer, mais tu entames aussi une mue ; serre-donc les poings contre le lit médical.
Il y a les fétichistes de l’esprit et les fétichistes des sens, tandis que les grands esprits jouissent d’amalgamer l’esprit et les sens au prix d’une longue éducation.
Le fétichiste spirituel ne pense qu’à décortiquer les opérettes d’Offenbach, le fétichiste sensuel ne pense qu’à faire une virée à la boulangerie, et le haut esprit transforme une virée à la boulangerie en opérette.
Amour ou chagrin, il faut se déclarer, ne serait-ce que pour qu’après la déclaration on devienne quelqu’un d’autre, celui qui vit l’amour, ou celui qui a enduré la déclaration déçue.
L’amour est métamorphose : c’est l’avalanche préventive, qu’on fait exploser à escient, pour en éviter de pires et d’imprévues, afin de glisser ensuite sur des pistes fraîchement tracées dans l’esprit.
N’en déplaise à ceux qui ne s’intéressent pas à Jésus-Christ, la grande littérature est souvent une continuation libre de ses paroles. Quand La Fontaine dit : “Aide-toi, le Ciel t’aidera.” il dit autrement : “cherchez, et vous trouverez”, et lorsque Chamfort dit : “Jouis et fais jouir, sans faire de mal aux autres ni à toi-même”, il dit autrement : “Ayez du sel en vous-mêmes et soyez en paix les uns avec les autres”.
Incarner est toujours mieux que dénoncer ou déplorer. Une personne persuade mieux qu’une idée, si cette personne est valeureuse et joyeuse.
Les idées persuadent par la vie qu’elles insufflent, autant que par la raison et les livres, qui ne demeurent qu’une partie de la vie pour cette fin plus répandue et terrestre d’être une personne aimable et heureuse.
Aimer et éduquer par le biais de la littérature, apprend à aimer qui ne vous aime pas par les soins du langage et des grands écrivains : à chaque affection naissante, à chaque élève à éduquer, un auteur vous entraîne à parler, transmettant à vous-même comme à vos élèves les aveux d’Hippolyte ou de la princesse de Clèves dont tout le monde est incapable.
Par définition, Jésus-Christ n’a célébré aucune messe, mais il a célébré des repas qui ont donné la messe. Quiconque réunit donc des gens à une table fait un acte qui tient un peu du Christ, et ton attitude pendant un repas est aussi importante que d’aller à une messe. Chaque repas et chaque rencontre doit donc se vivre un peu comme une messe.
Les meilleurs amis sont comme de beaux et grands arbres : ils ne sonnent pas creux quand ils nous répondent, leurs racines descendent loin dans la connaissance des humains, et leurs frondaisons portent loin l’ombre calmante de leur joie, de leur liberté, de leur franc-parler, qui protège des insolations aussi sûrement que le carrefour d’une forêt.
Beaucoup de Parisiens ont l’esprit compliqué et mouvant comme les fils de leurs écouteurs. Beaucoup de provinciaux s’offrent simples et dépouillés comme les routes de leurs campagnes.
Mais les Parisiens laissent plus voir leurs faiblesses dans leur amabilité, et les provinciaux débonnaires sont parfois impénétrables de simplicité.
Une maturité joyeuse est souvent le fruit d’une enfance sérieuse. Enfant, nous nous asseyons devant les jeux et les sciences comme un général préparant une bataille; adulte, nous nous sentons alors vivants par une certaine innocence d’enfant à ferrailler dans la vie et sur tous les fronts possibles.
Je voudrais prier sans me sentir présomptueux ; j’essaie donc de prier pour être un meilleur vivant, et non pour le salut hypothétique de mon âme, qui me rend présomptueux.
De la même façon, écrire est meilleur quand c’est pour apprendre à parler aux autres, que pour une postérité de rêveur vous faisant spéculer au-delà de la mort.
Les femmes les plus banales sont des éducatrices auxquelles il faut savoir désobéir, car elles sont amies et ennemies de l’esprit à la fois : elles apprennent à bien parler et à ne pas tout dire, même quand il faut le dire.
Les meilleures d’entre elles vous apprennent à dire sans dire, à tout dire en y mettant les formes.
Les sites de rencontre sont utiles aux expatriés ou aux exilés de tout bord, mais comme moyen principal de plaire, ils créent une civilisation où l’amour n’a plus besoin d’être déclaré : une civilisation où l’amour ne change la réalité qu’à partir de lieux circonscrits et qui lui sont déjà dévolus, alors que l’amour est la loi même de métamorphose.
L’autorité minable est de soumettre et maintenir l’autre dans son état de mineur.
La vraie autorité est d’être auteur soi-même du plus de choses possibles : une expérience de chimie et un gâteau au chocolat, une lettre et une famille, une entreprise et une promenade.
Le donjuanisme c’est croire que la valeur d’un homme équivaut à la quantité de cyprines diverses qu’il a reçue sur son épiderme.
L’amour courtois c’est espérer la même chose et la manquer inlassablement, par les grandes actions que vous cherchez à faire dans cet espoir.
Les puritains d’aujourd’hui veulent un monde “dégenré”, où les clichés masculins et féminins auraient disparu ; il serait plus beau d’espérer un monde multi-genré : un monde où le même homme débroussaille un jardin et repasse ses chemises, où la même femme se maquille et fait de la boxe anglaise.
Toute jouissance se vit mieux d’être attendue, retardée, et méritée, comme un cocktail italien acquiert une teneur spirituelle d’être bu après avoir arpenté une abbaye le ventre vide.
Plus le jeûne de l’âme est long et mieux elle brûle, plus les manques et les soifs ont accablé celle-ci et plus elle éprouve de joies chirurgicales.
Les châteaux de la Loire et les palais italiens bâtissent des beautés dans l’esprit, dont les jardins ou les eaux agrandissent notre amour, une amitié ou la solitude, que les cathédrales gothiques et baroques approfondissent de leurs murs spirituels. La France et l’Italie y deviennent une religion naturelle, dont on boit les eaux-de-vie après en avoir arpenté les temples.
Triste temps où l’ingratitude a été rendue citoyenne. L’ingrat citoyen est celui qui refuse d’appartenir à un ensemble : humain plutôt qu’animal, homme ou femme, national ou étranger.
Les humains les plus libres de l’Histoire ont plutôt usé de leurs appartenances pour n’appartenir tout à fait à personne.
La philosophie distingue ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas, et les romans nous montrent combien les choses qu’on croyait dépendre de nous échouent (Fabrice del Dongo ne sera pas un héros à Waterloo) et d’autres qu’on croyait n’en pas dépendre sont en fait possibles (Mathilde de la Mole aime son domestique Julien Sorel).
Au lieu de condamner en mots la violence, approcher des ciseaux très pointus ou un couteau aiguisé de sa peau, en toucher la surface, et pressentir la douleur qui s’en expulserait en reposant la lame à sa place, nous requinque mieux de mépris contre la barbarie. On gagne sur les choses en les éprouvant ou en les pressentant.
Nietzsche se disait Antéchrist et fut l’un des meilleurs chrétiens : il apprend à se déterminer soi-même, donc à se passer de l’existence de Dieu, mais cette auto-détermination qu’il défend implique de prendre métaphoriquement sa croix – qu’il appelle “se dépasser”.
Préparer une bonne conversation, préparer une bonne table, préparer l’acte amoureux, sont des plaisirs civilisateurs. La liberté ne plaît que si l’on rompt avec ces exigences parfois trop lourdes, mais c’est de les connaître qui fait apprécier de les rompre.
La conversation des personnes cultivées et bonnes vivantes persuade que le plus haut degré de civilisation fusionne la vie et la littérature : un groupe de mots est toujours chez elles une surprise, et une anecdote un brouillon de roman psychologique.
La courtoisie est l’art de fondre l’amitié avant qu’elle soit forgée, et de porter la nécessité d’aimer dans les moindres instants et avec les gens qui le méritent parfois le moins. Elle n’est qu’un entraînement, mais c’est un entraînement à aimer.
La vie presse, mais cette pression même demande d’être vécue avec discipline et maturation. La vie la plus urgente a une hygiène spirituelle : alentir et peaufiner ce qui doit l’être, raccourcir et expédier ce qui doit l’être aussi.
Vouloir faire l’amour plutôt que de ne pas le faire est le plus souvent une marque d’intelligence, car l’érotisme lave l’esprit, mais l’absence d’érotisme en augmentera de toute manière les sensations.
La civilisation retarde les jouissances pour les augmenter : elle développe d’abord notre sensibilité, qui rend les souffrances, mais aussi les jouissances, mille fois plus intenses, diaprées et harmonieuses.
Il y a des œuvres qui font passer le temps, d’autres qui en font perdre, et on appelle œuvre d’art celle qui en fait gagner, par la sensibilité plus vive et la compréhension plus rapide qu’elle donne du monde.
Parler au cœur le plus possible, chercher à pratiquer la vertu sans se prendre au sérieux, et percevoir la vie aussi intensément qu’une œuvre d’art dont on serait partie prenante ; cristaux d’une vie joyeuse.
Les totalitarismes veulent créer un Homme nouveau, qu’il soit nazi ou communiste, djihadiste ou dégenré, alors que l’amour le fait depuis des siècles, en ne faisant violence qu’à l’amoureux.
Depuis que la nourriture est chimiquement modifiée et produite de façon industrielle, la santé du corps est soumise à la spéculation, et la moindre chose ingurgitée un augure de vie ou de mort.
Hygiène de la sensibilité : contre le conformisme de Netflix et du parc Astérix, qui ne découvre rien que de tiède, il vaut mieux nocer à Berlin et aller le dimanche à la messe en latin.
Les plates-formes numériques de films, les séries, les émissions de radio, sont des autoroutes de divertissement et de parole, quand on a besoin de silence et de penser en soi-même.
Il est beau de créer le plus de bonnes actions possibles et de marques d’éclat, afin que notre mérite nous évite de se soumettre longtemps à l’esclavage consenti d’une drague en terrasse.
Les musiques populaires donnent des tremplins et des autoroutes aux fantasmes. Il faut savoir en sortir pour être un peu à la hauteur des fantasmes ornés par la musique.
La plus haute forme de bonheur tient un peu d’une insatisfaction centrale et nourricière, et le plus ridicule malheur est de rester malheureux au sein de petites satisfactions multiples.
Les douleurs physiques bénignes sont des bénédictions, qu’il faut porter comme un habit nécessaire, parce qu’elles nous rappellent à la fugacité de la vie sans nous paralyser.
Hygiène morale : douter de ce que les gens disent d’eux, mais les croire capables du bien toujours ; ne jamais dire le bien qu’on a fait soi-même, sauf à douter de ce bien.
Dans le matin glacial, lorsqu’il fait encore nuit et que tu pars au travail, si le claquement de ta porte d’immeuble te sonne un infini de promesses, estime-toi heureux.
Les personnes aimables se disent toujours disponibles alors même qu’elles sont demandées, et les avaricieuses passent tout leur ennui à se dire indisponibles.
La vie est un volcan de perceptions dont les religions font des glaciers, que les philosophes transforment en plateau, et dont les lettres font des prairies et des jardins.
Ce qui rend peu convaincantes certaines féministes n’est pas la lutte contre le patriarcat, mais qu’elles se croient supérieures à leur arrière-grand-mère.
Certaines expressions sont faites pour taire, abréger, censurer, plutôt que pour dire, décrire et développer : “Rome, c’est sympa.”, “Florence, c’est joli.”
On n’est vraiment heureux que valeureux, et les calculs les plus machiavéliens invitent autant que la vertu à déployer une âme généreuse.
Le bonheur et la bêtise ont en commun la certitude de ne manquer de rien, et la souffrance et l’intelligence sont toujours l’impression d’un manque.
Préparer l’aveu d’un amour par mille actions, détours et rites, c’est préparer la jouissance ou la métamorphose comme autant de parterres d’un jardin.
Les religieux sévères disent qu'”on adore que Dieu”, et pendant ce temps Dieu se fait plus sensible dans chaque création que vous adorez.
Se laver de son ego devrait être un exercice quotidien, comme de faire la vaisselle, des pompes ou un examen de conscience.
Les habitudes sont plus belles d’être senties comme des rituels, les phrases comme des poèmes, et les actions comme des miracles.
La conversation de certaines personnes est infiniment supérieure en bonheur que du temps passé dans une personne.
Si tu visites une abbaye avec autant d’appréhension et de sensations que tu visites un corps, estime-toi heureux.
Les plus beaux moments – amoureux, amicaux, sociaux – sont pleins de moments manqués et fantasmés, que ceux-là corrigent.
Les plus grands livres se consultent comme des amis et les meilleurs amis ont l’âme comme un livre ouvert.
Ceux qui n’aiment pas la solitude sont torrentiels, ceux qui l’aiment trop deviennent marécageux.
L’amour, entrecoupé d’absence, est la seule dépendance qui ne soit jamais humiliante.
La bonne santé, c’est le surmenage dû au trop de choses qui passionnent.
La bonne conversation a en commun avec l’amour de délier les langues.