Fantaisie sur la grammaire

La sagesse de la grammaire, c’est de vous apprendre qui fait l’action, et à qui elle s’adresse : pour faire une phrase, il faut bien un sujet, et que quelque chose agisse. Presque toute la morale est dans la grammaire, même si la grammaire peut se compléter de la psychanalyse, qui doute au contraire de qui fait l’action, et à qui elle s’applique (je croyais agir mais c’était une pulsion, je croyais désirer une femme quand je désirais une mère, etc.).

Les titres de France Info disent tous les bienfaits de la grammaire ; avril 2020 : “les animaux peuvent désormais téléconsulter leur vétérinaire” ; juillet 2016 : “Un camion a foncé dans la foule sur la promenade des Anglais à Nice”.

La bêtise ou la peur se révèlent par la grammaire : ici, faire passer les chats pour des hommes et les hommes pour des camions, et pour l’attentat islamiste on peut dire que la grammaire manque doublement au fanatique : le terroriste s’est dédouané de son action en criant “Allah Akbar”, se croyant l’instrument de Dieu, et le journaliste apeuré le retire comme sujet de l’action dans son article.

Les religions rendent certes l’homme un peu moins sujet de son action ; c’est la source du fanatisme et des guerres saintes mais de la grâce et des exploits : croire que ce n’est pas nous, mais un meilleur que nous qui agit par nous. Michael Jackson dit que ce n’est pas lui qui a écrit l’album Thriller.

Par l’idée d’Incarnation, le christianisme a rendu la chair digne d’être visitée par Dieu :

L’Incarnation va jusqu’au bout, jusqu’au plus bas, jusqu’au corps. Dieu a pris corps, et il s’adresse au corps. Le corps humain entre de la sorte dans un destin inouï, puisqu’il est appelé à ressusciter. Ce destin fait du corps l’objet d’un grand respect, le respect qui s’attache à ce à quoi Dieu s’est lié de façon irrévocable. (Rémi Brague, Europe, la voie romaine).

Le chrétien, à la suite des Athéniens, pense que la nature divine peut se faire chair : les dieux grecs apparaissent sous forme humaine, et les humains peuvent être visités par la grâce :

La grâce a quelque chose de beaucoup plus intéressant que le péché. (…) dans le procès de j il y d’une part les universitaires, les gens qui la jugent, qui sont obsédés par le diable, par le péché, par la faute, par la désobéissance, et puis en face d’eux Jeanne qui n’y pense même pas, qui ne parle que de Dieu, moi je trouve ça plus sympathique, vous ne croyez pas ? (Régine Pernould, Entretien à France culture, 28 novembre 1993)

Cette possibilité que le divin soit chair donne une grande joie au fait d’être sujet et d’être vivant, même si elle est fantasmatique (ce que les laïcs ne veulent pas comprendre). Si mon action est liée à celle d’un dieu m’inspirant, je suis à la fois plus responsable et plus heureux d’être le sujet de mon action.

Rabelais est le génie littéraire qui a le mieux exploité les suites logiques  de l’Incarnation. Les puritains le disent vulgaire ; mais c’est qu’une blague sur un couillon ou un pet, chez lui, c’est tout l’homme que Dieu a fait à son image, vivant de son corps dont Dieu est le créateur, et de son langage dont Dieu est le Verbe. Plus Rabelais écrit, plus il s’éprouve comme sujet visitable par le divin, plus il éprouve cette joie que Dieu lui a octroyée par les sens du corps et les sens du langage : avoir un corps qu’il faut cacher par la honte due au péché originel (ce que ne manquent pas de rappeler les puritains), mais que le langage prolonge autrement, infiniment.

Le badinage est le jeu du désir pour s’exprimer au-delà du corps. Pour lutter contre la vulgarité et la pornographie, il faudrait défendre le badinage ; pour lutter contre les puritains, il faudrait défendre Rabelais et son badinage avec Dieu. En badinant et en lisant Rabelais, nous nous souvenons que nous avons un corps visitable par le divin qu’il faut élever par le langage, et nous nous souvenons aussi que nous avons un corps, et que nous ne sommes qu’un sujet, ce qui est déjà beaucoup, puisque ça permet de faire des phrases, de raconter des histoires et de se faire aimer. Les gens qui sont incapables de dire quel est le sujet d’une action, dans une phrase, sont au contraire des aliénés qui ont sans doute oublié leur propre corps. Il y a les phrases qui oublient les corps (Les animaux peuvent téléconsulter leur vétérinaire, Un camion a foncé sur la foule) et les phrases qui en sont le prolongement et en ont la mémoire (Les propriétaires d’animaux peuvent téléconsulter un vétérinaire, Un terroriste islamiste a foncé sur la foule avec un camion). Je n’oublie pas que mon corps reste l’assise de mon âme, comme le vrai sujet grammatical reste l’assise de ma phrase,  et comme la phrase badine reste l’assise de mon corps et de mon désir.

Les idéologies offensent aussi la grammaire et nous éloignent de la conscience d’être sujet de notre action : selon les idéologies, c’est la marche en avant de l’Internationale communiste qui a commis les meurtres du communisme, c’est le destin du peuple aryen qui a commis les meurtres du nazisme, et non des hommes. Un autre génie littéraire a compris cette tendance des idéologies à faire plier la grammaire, puis l’identité du sujet, puis toutes les identités ensemble, c’est Aristophane dans Les Oiseaux. Cette pièce fait la satire de tous les esprits volatiles qui se croient autre chose que ce qu’ils sont, jusqu’à voler et se dédouaner de ce qu’ils font. Ils s’en donnent même de nouveaux noms :

Ils affichent si ouvertement une telle passion des oiseaux, qu’à beaucoup sont attribués des noms d’oiseaux. Un cabaretier boiteux est surnommé Perdrix ; Ménippe : Hirondelle ; l’opuntien : Corbeau borgne ; Philoclès : l’Alouette ; Théogènes : Oie-Renard ; Lycurgue, Ibis ; Chéréphon : Chauve-Souris ; Syracosius : Pie ; Midias : Caille ; c’est qu’il ressemble à une caille frappée à la tête d’un coup de bâton. (Aristophane, Les Oiseaux, Le Héraut).

On change de prénom quand on ne peut plier la grammaire pour imposer sa folie, son idéologie, ou son aliénation, .

La grammaire est discipline du style comme de l’identité : un professeur m’a loué une fois un collègue qui faisait des phrases avec “un sujet, un verbe, un complément”, qui sont comme le muscle, “pas d’adverbe, pas d’adjectif”, qui sont comme le gras. C’est la discipline de Paul Valéry :  « Le style sec traverse le temps comme une momie incorruptible, cependant que les autres, gonflés de graisse et subornés d’imageries, pourrissent dans leurs bijoux. » (Tel Quel).

Méfions-nous donc des styles qui tordent la grammaire, des idéologies qui font changer de prénom, et des journalistes qui changent le sujet : car derrière le style, le prénom et la grammaire, il y a le sujet, et le sujet n’est pas rien.