Berlin est poétique de s’absenter dans l’espace même nommé Berlin : des bâtiments futuristes de toutes les décennies du XXe siècle vous apparaissent à cinquante ou cent mètres les uns des autres; la ville se dérobe ; tout y est écarté, dispersé, écartelé, ses immeubles comme son identité, ses avenues comme ses définitions.
A pieds, elle est si longue à parcourir qu’elle vous confronte entre deux bars à un petit parc sombre et en friche, à une grande rue silencieuse éclairée des seules lueurs des numéros d’immeuble en carrés blancs lumineux qui semblent d’un décor de cinéma : la ville vous rappelle à la noirceur, au vide, même en joignant deux boîtes de nuit. Elle sait humilier l’esprit de fête dont on l’anime pourtant.
Comme dans toute ville où la fête est industrielle, la sagesse des habitants n’a d’égal que la bêtise initiale de ses visiteurs, heureux dans ce non-lieu qui élargit leurs espoirs de fête infinie dans l’espace des avenues grandes et finies. J’y déambulais avec des amis, et le bric-à-brac berlinois m’a éduqué, comme toute grande ville éduque son homme.
Tous les Berlinois de cœur me semblent plus éduqués, et surprenants : leur culture s’est élargie d’avoir arpenté ces quartiers épars ; ils m’ont raconté un opéra allemand, évoqué un poète perse, raffolent de cuisine coréenne, font une plaisanterie sexuelle avec quelques mots de russe, se moquent des derniers concepts de globish à la mode, regrettent de ne pas avoir un passage du Génie du christianisme de Chateaubriand qu’ils souhaiteraient vous lire. Tout cela sans frivolité, et c’est pourquoi Berlin pourrait s’appeler “Alterville” et s’avère la ville par excellence, car si le multiculturalisme étendu au monde entier détruit chaque culture profonde et peu exportable par son raffinement, la grande ville, en revanche, est le seul lieu qui peut confronter et transformer les cultures, comme les Berlinois de cœur sont beaux de prendre racine pour tout, ou plutôt de déplacer, comme on coupe des stolons qui font renaître ailleurs des tiges premières, des ferments de cultures dont ils ont entrevu les mélanges à Berlin.
Les Berlinois d’appartenance paient encore pour les crimes de leurs arrières grand-pères : le pan du mur de Berlin restant est devenu un mur peint de femmes nues demandant le « cosmopolitisme », de colombes apportant « la paix », de rêves d’un « Dieu noir », molle acceptation que la ville fait à l’idéologie de la globalisation ; un mur bien-pensant, pour s’excuser d’avoir fait passer la nation allemande pour race aryenne (ce pour quoi tant d’Européens s’aveuglent sur le prestige de toutes les nations européennes en même temps). Le cosmopolitisme est devenu un mur, un mur de béton contre toute volonté d’exercer une culture singulière : bénédiction pour la ville et ses visiteurs, drame pour les pays qui l’étendraient sur leur territoire, jusqu’à commencer de disparaître. Devant ces fresques aussi staliniennes que l’ordre moral dont elles croient célébrer la fin, on est bien loin de Miles Davis qui prévoyait que le style du futur serait « international » en ayant toutefois une connaissance aiguë des sonorités nationales, de l’Espagne à l’Amérique. Le mur de Berlin était oppresseur, il est devenu stérile, symbole de cette fête consensuelle dans laquelle chaque culture s’éteint – fête assez élastique pour laisser ignares ceux qui viennent y dissoudre leur conscience, et laisser indemnes les Berlinois de cœur, qui retirent cet esprit d’ouverture sans la lettre, conquérant les cultures multiples, que le multiculturalisme dogmatique se hâte plutôt d’édulcorer.
Les Turcs sont installés dans Berlin, et pourraient en rire, là où les anciens Prussiens inventaient la Marche turque, L’enlèvement au sérail, le croissant ou autre turquerie pour se moquer de leurs tentatives d’invasion – est-t-il possible d’écrire Le Bourgeois gentilhomme quand le bourgeois d’Europe se présente turc, voire mamamouchi, c’est la question que ne veulent pas se poser les multiculturalistes. Les Berlinois d’origine turque vous conquièrent par le ventre (les kebabs), le foie (les bières à 1 euro), les services qui préparent à la fête (à laquelle de jeunes Allemands d’origine turque participent eux-mêmes quand ils parviennent à s’échapper du dogme séparatiste). Les sandwichs kebab, généreux et variés en garnitures, sont cherchés par les noctambules ivres : passée une certaine heure, le produit halal est la seule denrée accessible à ceux-là qui vivent haram. Le pain même des biscuits allemands traditionnels est fait par les Turcs. Domestiques festifs, ils servent des fêtards fiers d’être l’homme nouveau et « dégenré », pendant qu’eux continuent séparément d’être « genrés » jusqu’à la caricature – hommes dominateurs, femmes soumises. Dans le parc-aéroport du Tempelhof, de vieux Berlinois boivent leurs bières en regardant des Turcs musclés enchaîner les paniers au basket. Les retraités du travail et de leur propre identité sont à l’arrêt, désaffectés comme l’aéroport, pendant que l’homme viril décolle au panier, sous les yeux de sa femme bien au chaud dans son niqab, près d’une poussette, au bord d’un terrain en friche.
L’art alternatif (graffiti, tag, parodie) est érigé en art officiel, dont les institutions se visitent par groupes dans des anciens squats. Le guide détaille chaque graffiti comme une fresque de Masaccio, pendant que le magasin de T-shirt à inscriptions écoule ses stocks (Un de mes amis remarque à juste titre que le seul T-shirt à inscription qu’il souhaiterait est celui écrit en latin). Beaucoup de fêtards sont en revanche intolérants envers les musées de maîtres anciens (« Ah toi aussi tu te fais chier dans les musées de peinture »). Ils demandent l’art alternatif, mais l’alternatif n’alterne avec plus rien que lui-même, parodié dans les fast-food imitant les graffitis, et accouchant d’objets insatisfaisants pour l’âme humaine – des murs cartoonesques, des T-shirts militants, des squats colorés.
A l’entrée des clubs les plus réputés, les physionomistes sont femmes, l’une souriante, habillée de couleurs vives et de lunettes de soleil, l’autre en bottes et pantalons militaires noirs, très sévère. Fascisme cool, devenu soluble comme esthétique, pour le diktat festif et sexuel. Les fêtards attendent de rencontrer ces cariatides dans de longues files, y préparant leur mise, la boule au ventre, comme s’il fallait être aperçu de Louis XIV. Les sélectionneuses sont eugénistes, et refusent une petite femme à lunettes et cartable coloré parce qu’elle a l’air puéril (alors qu’elle est probablement ainsi parce qu’elle est doctorante sur l’histoire des épitaphes au Moyen-Age). Vanité d’attendre une heure pour leur sourire, et de payer 30 euros pour que nos rêves musicalisés fassent corps avec les murs.
Beaucoup de clubs lancent un défi absurde à Éros : il faut avoir déjà trouvé une femme pour entrer dans le temple, alors que les femmes sont ce que les fêtards viennent chercher dans leur écrasante majorité. Et comment se plaindre d’être recalé du temple d’Éros ? Propos de rabat-joie, de peine-à-jouir, de raté.
Alors les damnés vont dans un club moins huppé, dans une avenue de clubs rougeoyants couverts de dessins d’enfant et de pisse. Ils y frémissent à l’approche des fêtardes elles-mêmes recalées qui s’approchent en dansant, puis s’éloignent, et ils reboivent une lampée de bière. Et en commandant bière sur bière, beaucoup ravalent autre chose que de la bière, ce qu’ils aimeraient expulser dans ces danseuses matricielles de tous les pays qui se trémoussent devant leurs yeux mi-clos transis par la musique.
Le lendemain, dans l’auberge de jeunesse, deux jeunes Naïades racontent leurs bains de jouvence dans la boîte où d’autres ont été refusés : « I’ve never seen so much dicks in one night. » Une Française allongée sur un canapé déclare à un grand blond : « You corrupted me. » Cohabitation de la force et de la défaite sexuelles, des élus et des damnés. Dans un groupe de discussion entre Naïades et recalés, une Naïade conseille le club où elle était samedi à un homme qui en a été rejeté le même soir, et qui tentera de s’y rendre le lundi s’il y a moins de monde.
Quand le damné rentre enfin dans le club orgiaque, il voit le peuple d’un Purgatoire dans un décor de Paradis : dédales de salles aux velours luxuriants, jardins aux allures de parc d’attraction avec mezzanines et toboggans multicolores, jeunes filles peu à peu en soutiens-gorges et jeunes hommes peu à peu torses nus, mais aussi femmes et hommes mûrs, estropiés, travestis, handicapés, nudistes, homosexuels, excentriques costumés en cow-boy ou en sado-masochistes, tous les faibles dansant avec les éphèbes, de tous pays.
Quand vient une occasion de s’accoupler, même absence de séduction humaine que dans les autres clubs : tout est dans la vivacité à repérer la proie en besoin, à se dandiner autour d’elle, à la piéger avec élégance. Un homme torse-nu et musclé laisse traîner une main dans le dos dénudé d’une danseuse droguée, lui entoure peu à peu le buste de ses bras, jusqu’à ce qu’elle se caresse les seins avec, puis ils repartent ensemble. Toute séduction plus humaine est abolie, et ce qui la remplace est une suite de gestes millimétrés, qu’une minorité d’hommes puissants maîtrise, pendant que la majorité de faibles les regarde faire, en faisant semblant de s’amuser autant qu’eux.
« This is techno, fuck house ! », dit une formule berlinoise. La techno est la nature morte musicale, le son d’un monde extra-humain fait de main d’homme, qui exprime la tristesse même de cette fête en club. Le touriste y oublie la cruauté de ses semblables, et danse par la machine qui fait œuvre artistique de cette cruauté robotique, robotique comme le désir d’un soir à l’autre, allant d’une proie à l’autre. La techno esthétise le désir d’anéantir les hommes qui ont pu faire d’une sélection sexuelle si acharnée une fête pleine de bières consolatrices, ingurgitées mécaniquement, dans des hangars peinturlurés de bons sentiments, tout cela qui rend vide quand on s’en retourne à l’aurore.
Berlin est aussi capitale végétarienne : le « kebab vegan » est de la pâte de céréale épicée, le « porc vegan » est du tofu. Faire semblant d’y croire, s’illusionner volontairement, accepter le faux, comme dans un jeu d’enfant, et aussi l’abandon de la viande, de la calorie, et par-delà cet abandon, celui de tout esprit de conquête, puisqu’une ancienne conquête militaire invite encore à faire pénitence, à s’effacer, à se diminuer, jusqu’à n’être plus rien que fêtard, un corps électrisé.
Et puisque le tofu devient du porc, la fête triste devient une joie obligatoire, le mur de Berlin un mur de la paix, la colonne de la guerre de Sedan le symbole de la Love Parade, et l’ange à son sommet une icône gay, donc sexualisée : tout Berlin vibre d’un veganisme diffus, qui inverse tout jusqu’à inverser faussement, puisqu’il fait de l’inversion un système. Berlin éduque par la tristesse autant que par la joie, et seulement si on sait charpenter son esprit, comme le Berlinois de cœur sait charpenter la culture tentaculaire dont il avive l’esprit à Berlin. La ville dévastée par les guerres est devenue capitale de l’Europe ruinée par une paix déracinée, c’est-à-dire sans raison d’être autre que par les jouissances du corps, lesquelles indifférencient tous les peuples de la Terre, et par ce regard étranger posé sur soi-même, cet emprunt à toutes les cultures pour se cultiver soi-même, qui est pourtant spécifiquement européen. Berlin a accueilli dans ses débris de guerre les débris de l’Europe fatiguée d’elle-même. Elle en est belle de ses contradictions, belle de l’anarchie qu’elle sait inséminer dans les esprits, quand elle les rafraîchit sans les confondre.