La culture générale a changé de sens : elle désigne tout et n’importe quoi de ce qu’un individu humain expulse de son cerveau et de son cercle d’amis, au lieu de désigner l’ensemble des arts qui permettent à l’homme de mieux voir, de mieux sentir, de mieux être humain. On peut donc avancer qu’un tag « No Pasaran », un T-shirt « 42 » faisant référence à la science-fiction, un jeu vidéo consistant à assassiner le maximum d’êtres vivants sur une planète inexistante, un rappeur affirmant qu’il « rembarque deux-trois galériennes » à l’hôtel, sont de la culture.
Dans le dialogue de Lucien de Samosate l’Icaroménippe, le philosophe Ménippe assemble l’aile d’un vautour et celle d’un aigle et vole vers la Lune. Il y trouve le physicien Empédocle et se plaint de ne pas voir ce qui se passe sur la Terre. Empédocle lui répond qu’en agitant l’aile d’aigle, Ménippe sentira l’œil du même côté devenir aussi perçant que celui d’un aigle royal : Ménippe pourra donc voir la Terre en détail.
J’aime à croire que cette aile est la culture générale, la littérature surtout, quoiqu’il en soit la « vraie » culture. Empédocle cultive Ménippe : il utilise ce qu’il a (un de ses yeux) et lui demande d’agiter une aile d’aigle, donc de faire un petit effort, pour gagner de meilleurs yeux. Ménippe a en effet la source en lui, comme tout effort de culture :
« Tu n’auras pas besoin de moi, lui dit Empédocle, tu as apporté toi-même de la terre la possibilité d’avoir une vue perçante. ».
Pourtant Ménippe a besoin d’Empédocle aussi, qui lui indique la façon d’avoir meilleure vue, de bien voir les choses qui se trouvent devant nous, comme Pascal définit l’esprit de finesse, qui est l’esprit de la littérature et de la philosophie.
Ménippe, comme l’homme avide de culture, a conscience d’en manquer :
« me voici maintenant imparfait, dépourvu d’un équipement pleinement royal : je ressemble à ces aiglons bâtards et déshérités. »
Il est déshérité comme le sont les êtres sans héritage ni généalogie intérieure. Il va donc se doter d’un « équipement royal », qui ne convient qu’aux natures aristocratiques, de la même façon que Rabelais écrivait que dans une autre vie il avait été un roi, pour son penchant à l’oisiveté. D’ailleurs cet oiseau, l’aigle, « a de loin la vue la plus perçante, au point d’être le seul à pouvoir regarder le soleil en face ». Voir comme l’aigle permet donc de regarder la vérité en face, comme les philosophes chez Platon ont seuls la force de voir le soleil des idées en face.
Ce qui rend surtout l’aile d’aigle une image de la culture, c’est son statut d’emprunt, son manque de naturel :
« il ne tient qu’à toi, dit Empédocle à Ménippe, d’avoir tout de suite un œil royal sur deux. Si tu veux te tenir debout un moment, bloquer l’aile du vautour et battre de l’aile avec l’autre seulement, tu auras, grâce à cette aile, une vue perçante de l’œil droit. Quant à l’autre œil, rien ne peut l’empêcher d’avoir une vue plus faible, puisqu’il est du mauvais côté. »
Peu importe qu’en se cultivant on garde un œil ailleurs et qu’on catapulte le deuxième artificiellement, dans un monde, une âme, un univers qui n’est pas nôtre. C’est tout l’intérêt de l’artifice : la culture fait voir le monde tout de suite, bien qu’on sente notre vue encore mauvaise et qu’on se frotte toujours les yeux.
L’aile d’aigle ne nous efface pas tout à fait du monde présent : il faut que le premier œil reste tout humain et accroché au sol, pour que la culture l’améliore. Celle-ci est un emprunt qui nous fait acquérir une vue plus perçante par un geste aussi bête qu’agiter une aile, aussi bête que lire un grand livre ou regarder une toile. L’aile d’aigle ne trahit pas non plus notre originalité : sans elle, Ménippe resterait « imparfait » et « bâtard » ; avec elle seule il deviendra « pleinement royal », comme Rabelais avec sa culture infinie et ses listes verbales interminables, aussi interminables que son amour pour la langue, que son amour tout court.
Ménippe agite donc l’aile de l’aigle, sent sa vue devenir perçante, et voit les hommes dans leur privé aussi bien qu’en public :
« Penché vers la terre, je voyais nettement les cités, les hommes et ce qui se passait, non seulement au dehors mais tout ce qu’ils faisaient chez eux en se croyant à l’abri des regards. »
Il les voit comme les écrivains ou les peintres nous les font voir.
Le monde post-culturel qui vient est celui qui ignore pourquoi agiter l’aile d’aigle. C’est un détour grossier et laborieux pour lui. Et à quoi bon l’endosser, lorsqu’une caméra ou un jeu vidéo le fait supposément à notre place, comme Google Maps permet de voir la Terre exactement comme Ménippe cherchait à la voir par lui-même ?
Cette aile transfusée dans l’œil est pourtant l’inverse d’une caméra, elle fait corps avec l’être : tant que Ménippe secoue l’aile, son propre œil devient celui d’un aigle royal.
Test pour tous les artistes performeurs, « holistiques » ou concepteurs, taggeurs et faiseurs : j’ai agité ton aile, m’as-tu donné l’oeil d’aigle, ai-je vu le monde par ton oeil pendant un instant ?
Et bien que des paysans, menuisiers, artisans et cuisiniers, voient déjà très bien de leurs propres yeux, et que d’autres hommes, uniquement cultivés par l’esprit, se sentent trop royaux et en deviennent aveugles, il n’est malheur plus grand que de se satisfaire de ses propres yeux. Voire de se les remplacer par une machine, ou par un dogme, cette machine de la pensée.
Autant vaut de penser à Œdipe et Jésus : le premier se crève les yeux pour éprouver pleinement sa douleur tragique, le second dit de se les arracher s’ils défaillent, et que la punition apporte plus de joie que d’avoir de mauvais yeux : « Si ton oeil te scandalise, arrache-le et jette-le loin de toi » (Matthieu, 18,9).
La culture ne transmet pas une idéologie qui aveugle, mais de bons yeux, qui demandent d’exercer une aile d’aigle. L’aile que j’aime le plus, c’est la mosaïque des cultures européennes, qui pourrait se résumer, très grossièrement, à la fusion sans cesse réinventée du christianisme et du libertinage, de l’amour-passion et de la chair, de l’esprit et de la lettre. Le christianisme sans libertinage c’est la bigoterie, le libertinage sans christianisme c’est le scientisme et le rationalisme, la chair sans amour-passion c’est le « plan-cul » et la pornographie, la lettre sans l’esprit ce sont les dogmes de tout acabit, l’esprit sans la lettre c’est le monde anti-littéraire de l’information plate, voire de la propagande.
Mosaïque européenne qui permet d’ailleurs de comprendre toutes les autres cultures du monde, puisque le christianisme est lui-même une fusion de traditions (juives et grecques) et qu’il demande de s’abaisser pour s’élever, comme l’honnête homme s’abaisse pour découvrir d’autres cultures : selon Rémi Brague, il n’y a que l’Europe qui ait créé un ouvrage comme les Lettres persanes (Europe, la voie romaine).
Mais l’honnête homme, aussi ouvert soit-il aux autres cultures, visite toujours la sienne comme un paysan son potager, bien qu’elle soit trop profonde pour être tout à fait sienne, mienne, ou vôtre. Comme un paysan écoute les besoins de sa terre, et comme Œdipe, Jésus ou Lucien donnent infiniment à penser.