De la surprise

La mode, le présent idolâtré, le nouveau fétichisé, bref la modernité dans ce qu’elle a d’abrutissant, bredouille des anglicismes laids à faire peur dont le « disrupting » fait partie.

Le « disrupting » vanté par certains startuppers c’est perturber, inverser, aller à contre-courant des habitudes du marché, en prenant par surprise les concurrents qui se regroupaient autour d’une stratégie connue et conformiste. Le bon startupper « disrupte » donc, ce qui consiste à livrer des bouillons thaï quand il vendait des téléviseurs à écran plat, à contourner le mail pour proposer des cours de luge par radio-réveil, ou à ouvrir des points de vente « physiques » pour des smartphones dans un bâtiment rococo du XVIIIe au lieu de se limiter à Internet.

Cette surprise commerçante est devenue le mot-valise qui permet de moquer les startuppers. Dans des périmètres aussi vastes que les locaux de France Inter, la salle des professeurs du collège Georges Moustaki ou la Butte-aux-Cailles, l’anti-startupper dit avec ironie : « Mais c’est complètement disruptif !  », « ça disrupte grave », « on est dans le disrupting à fond ». Les chroniques de Guillaume Meurice insistent sur ce trait, mais tous, pourfendeurs et pourfendus, s’accordent sur le fait qu’ils ne « disrupteront » jamais sur ce qui vaut pourtant la peine d’être surpris, inversé, perturbé. Les startuppers « disruptent » pour un public-cible ou sur leurs smartphones, et les rieurs ne « disruptent » pas du tout, et suivent au contraire la voie toute tracée que les « dérapages » leur rappellent, relevés sur le trottoir auprès du peuple mal-pensant par Meurice, avant qu’il en ricane après coup dans sa tour d’ivoire radiophonique et subventionnée :

On cherche les Rieurs ; et moi je les évite.
Cet art veut sur tout autre un suprême mérite.
Dieu ne créa que pour les sots
Les méchants diseurs de bons mots. (La Fontaine, Fables, « Le rieur et les poissons  »)

Perturber, agir à rebours, surprendre le commun des mortels, c’est pourtant ce qui est au centre du christianisme originel et de toute audace qui émeut et chasse l’ennui. Et c’est cette manière d’agir qui seule fait approcher l’amour défendu par Jésus, puisqu’elle bâtit sur de la pierre et non du sable : « c’est au fruit qu’on reconnaît l’arbre » (Matthieu, 12, 33). Le geste, et non l’étiquette « chrétien » (à laquelle les rieurs de France Inter préfèrent l’étiquette « de gauche »), qui fait préférer une messe à un brunch. Qui fait organiser une collecte pour des enfants tibétains qu’on ne recevrait pas à dîner. Ou qui empêche de juger quoi que ce soit, ce qui vous rend lâche devant la moindre truanderie, alors que Jésus appelait « vipères » les Pharisiens et autres hypocrites malgré la poutre qu’il faut toujours voir dans son œil. Emmanuel Carrère définit bien dans Le Royaume (cette fresque de l’héritage chrétien dans nos esprits de modernes)  la surprise, la perturbation, la  « disruption » que le Christ et ses disciples entraînaient :

La force de persuasion de la secte chrétienne tenait en grande partie à sa capacité d’inspirer des gestes sidérants, des gestes – et pas seulement des paroles – qui allaient à l’inverse du comportement humain normal. Les hommes sont ainsi faits qu’ils veulent – pour les meilleurs d’entre eux, ce n’est déjà pas rien – du bien à leurs amis et, tous, du mal à leurs ennemis. Qu’ils aiment mieux être forts que faibles, riches que pauvres, grands que petits, dominants plutôt que dominés. C’est ainsi, c’est normal, personne n’a jamais dit que c’était mal. La sagesse grecque ne le dit pas, la piété juive non plus. Or voici que des hommes non seulement disent mais font exactement le contraire. D’abord on ne comprend pas, on ne voit pas l’intérêt de cette extravagante inversion des valeurs. Et puis on commence à comprendre. On commence à voir l’intérêt, c’est-à-dire la joie, la force, l’intensité de vie qu’ils tirent de cette conduite en apparence aberrante. (Le Royaume, II, Paul).

Dans la langue d’un startupper, Jésus le premier a donc « disrupté » à toutes enjambées, pour des choses seules qui en valaient la peine : il refuse dans le désert pendant 40 jours des règles d’hygiène qui soumettraient le moindre bourgeois parisien du type « N’oubliez pas de vous hydrater », il renverse les étalages des marchands du temple qui s’est transformé en salon de la Tech et en couloir de lycée ZEP alors qu’on doit y faire silence et prier, il est le seul à ne pas dormir au jardin des Oliviers contrairement à ceux qui dorment aujourd’hui sur l’abandon des cultures européennes, il détruit son propre dîner en annonçant qu’un invité va le trahir, il ne dit rien ou presque pour s’épargner à un chef politique qui organise un Grand Débat pour lui, et alors que des milliers de semi-intellectuels vous disent à longueur de journée : « Voilà ce que je lui dirais, moi, à Macron ». Jésus fait aussi du « crowdfunding » en pêchant les hommes de bonne volonté pour en faire « des pêcheurs d’hommes » eux-mêmes, sa crucifixion a engendré des « incubateurs », « pépinières » et autres « hubs » appelées églises, temples et chapelles, ses fidèles doivent lui donner leurs meilleures « parts » pour perdurer comme un startupper pour sa société, travaillant d’abord à perte, feignant de suivre ainsi Jean-Baptiste quand il déclare : « Il faut qu’il croisse et que je diminue ». Et ses apôtres parlent de ses miracles comme un entrepreneur informaticien vous présente, en tendant  son portable, son application numérique qui doit révolutionner le monde, par une nouvelle manière de se procurer un  « plan-cul » ou un panier de légumes de commerce équitable.

La startup plaît tant aux uns et dégoûte tant les autres parce qu’elle est une récupération vénale des valeurs chrétiennes, une de ces « idées chrétiennes devenues folles » pointées par Chesterton. Le startupper se donne en partie à l’entreprise pour profiter à long terme, le Christ se donne entier à la douleur pour sa résurrection éternelle, et le rieur stérile ne donne rien de lui-même : il tient trop à conserver sa santé, à ne suer qu’en courant sur le trottoir et à limiter ses déchets (en acceptant volontiers que son avion lâche du kérosène pour arriver à bon port). Et si on me reproche d’enlaidir le don christique avec le langage de la startup, je dirais que c’est penser chrétiennement de transfigurer le laid en beau, la déchéance en fécondité, et d’aimer un mot si laid que vous éprouvez le besoin d’en changer le sens et de le faire bel et bon.

C’est l’acte qui compte de toute façon, même s’il s’y mêle des paroles. Et même s’il est dans les petites choses : les personnes qui me surprennent, qui font surgir un peu de surnaturel dans la vie si indifférente, les personnes qui osent s’abaisser pour élever et que cette vérité chrétienne « rend libres » (pour reprendre une autre expression évangélique), le font déjà dans la vie prosaïque, comme si elles s’entraînaient pour les occasions plus rares et grandes. Elles convient à dîner deux personnes qui se détesteraient pendant deux ou trois heures, elles se prennent d’amitié pour quelqu’un de trop franc ou solitaire et lui posent des questions avec humilité, elles ont passé des heures à écrire des lettres d’amour trop travaillées pour exprimer exactement leur sentiment et se sont faites éconduire, elles arrivent avec trop de tartes à l’oignon ou à la rhubarbe à un dîner, elles récitent en public des vers qui rendent hommage à un absent, elles sont d’extrême-droite dans une soirée gauchiste et gauchistes dans une soirée d’extrême-droite, elles donnent des cours particuliers gratuits sans en faire parade, elles voient trois amis dans une même soirée sans le dire à chacun, elles citent du Pascal devant des diplômés d’école de commerce ou des militants écoresponsables qui se croient les rois de la Terre, elles n’ont aucune peine à rire d’une erreur qui leur en a pourtant coûté, elles lancent une vérité dérangeante que nous n’aurions jamais osé formuler devant tout le monde, et qu’on n’approuve que du bout des lèvres parce qu’elle commence à peine de se faire jour en nous. Elles se donnent trop intensément, mais elles bousculent en retour ceux qui ne se donnent qu’à moitié.

Les gestes donnant le plus de joie ont dans leur inspiration un morceau de la Croix, bien qu’infime, en bref un sacrifice (du consensus, de la réputation, du bien-être) qui fait connaître un infime succédané de la résurrection (ragaillardir, émouvoir, encourager). Fabrice del dongo en est un exemple littéraire : il endure la prison où il trouve l’amour, et imagine mille projets pour surprendre Clélia. Cyrano de Bergerac en est un exemple héroïque : il se dit libertin, mais écrit pour un autre à Roxane qu’il aime. Cyrano a du panache, surprise plus militaire et glorieuse : le panache est l’acte de courage de celui qui devrait perdre, et gagne d’autant plus par sa faiblesse initiale, comme Cyrano combattant cent hommes tout seul, ou comme un footballeur ayant passé une balle à l’adversaire, la récupère dix minutes plus tard, traverse tout le terrain et marque un but pour son équipe. Les rieurs, eux, ne prononcent le mot  « panache » qu’avec ironie ou le regardent à la télévision, et c’est ce qui les rend insupportables. Ils veulent une vie sans surprises, par peur de la mauvaise surprise sans doute.

Mais le geste surprenant doit rester silencieux dans les occasions plus hautes et idiosyncratiques :

A mesure qu’un bon effet est plus éclatant, je rabats de sa bonté le soupçon en quoi j’entre qu’il soit produit plus pour être éclatant que pour être bon : étalé, il est à demi vendu. (Montaigne, Essais, III, 10).

Dire ce qu’on a fait ou dit c’est déjà ne plus agir ni surprendre. Ce que Pascal reprend un siècle plus tard, préférant sans doute, au chevalier de la chanson de geste, le geste caché du saint :

Les belles actions cachées sont les plus estimables. Quand j’en vois quelques‑unes dans l’histoire (…), elles me plaisent fort ; mais enfin elles n’ont pas été tout à fait cachées puisqu’elles ont été sues et, quoiqu’on ait fait ce qu’on ait pu pour les cacher, ce peu par où elles ont paru gâte tout, car c’est là le plus beau de les avoir voulu cacher. (Pensées)

Il faut donc taire les actes qui valent d’être racontés. Il y a même plaisir à se taire pour créer la beauté du geste, car si la surprise chrétienne est une morale qui inverse la conduite normale au nom de l’amour, elle est aussi une esthétique, une volupté, une joie à créer des gestes beaux et aimants. Vivre en émulation d’actions gracieuses. Cyrano n’est pas seulement amoureux mais imagine sans cesse des preuves d’amour sidérantes – provoquer un marquis en figures de style par amour de la langue, souffler des vers à un autre pour celle qu’il aime, encourager une troupe en chantant l’amour des champs. Il se donne incandescent, faisant à la manière de Jésus des attentats de vie, comme d’autres font des attentats de mort. Et ce don nous surprend, nous qui cherchons le surnaturel, c’est-à-dire à échapper à notre condition, mais qui n’osons pas nous donner intensément, et qui adoptons le comportement normal, dont parle Carrère et que les premiers chrétiens renversaient, dans une émulation pour ces gestes que j’imagine être la Joie elle-même.