Techno / Autotune

La techno et les musiques atonales ont la même étrangeté : ce sont les natures mortes de la musique. La mécanicité de la techno, comme la disharmonie de l’atonalité, créée un univers post-humain faits par des humains, univers si sauvage et inhospitalier que seules les choses semblent le peupler, comme dans la nature morte. L’homme s’y console de l’humanité par l’impression de son absence, voire de sa destruction. Milan Kundera raconte dans Les Testaments trahis qu’il se consolait d’être à Prague, que dirigeaient les communistes, en se réfugiant dans les mondes sonores objectifs, non-humains, issus de jeux mathématiques, créés par Varèse ou Xenakis :

La non-sensibilité est consolante; le monde de la non-sensibilité c’est le monde en dehors de la vie humaine; c’est l’éternité ; « c’est la mer allée avec le soleil » (Rimbaud).

On pourrait dire la même chose de la techno dans ses grandes heures, qui recourt aux bruits et aux dissonances, et qui en utilise les harmonies pour dépeindre, parfois avec humour, un monde moderne froid, inhumain, angoissant en en exprimant la beauté, comme Kundera l’écrit à propos du Sacre du Printemps :

On ne savait pas imaginer la beauté de la barbarie. Sans sa beauté, la barbarie resterait incompréhensible. (…) si elle était dénoncée, c’est-à-dire privée de sa beauté, montrée dans sa laideur, ce serait une tricherie, une simplification, une “propagande”. (Les Testaments trahis)

Le mal (la barbarie, la mécanisation ou l’inhumanité) nous entraîne à être aussi mauvais que lui et à le trahir, au lieu que la beauté nous permet de le comprendre tout entier et de nous jouer de lui. La techno ajoute même à l’insensibilité la machine réelle prise comme instrument de musique : derrière la machine se cache l’homme qui la manipule et se mire en elle pour la vaincre. D’où la gêne que j’éprouve à entendre toute forme de techno conspuée comme « musique de drogués », « musique bruitiste » ou « musique de barbares ». La techno plaît aux drogués, elle est un bruit, et fait souvent s’accoupler des barbares; elle contribue souvent à la barbarie au lieu de l’exprimer, en ajoutant du bruit aux bruits du monde, dans les défilés imposés, les musiques de fond des bars, tout ce qui fait taire les humains au lieu de les mirer. Mais la sauvagerie travaillée de la techno, ses bruits d’usine usinés, de main humaine, dépassent toutes ces déterminations. On s’y repose du monde réel, on s’en rit, on l’y regarde de plus loin, dans le jardin post-humain, la maison de poupée apocalyptique, vers laquelle les moteurs techno nous conduisent en rêve. D’où ces danseurs de soirées techno qui ne dansent rien, qu’on voit bouger vaguement et seuls, comme rentrés dans leur rêve. Ne tirez pas sur le zombie  techno : il trompe sa conscience en se trémoussant, il se soulage de maîtriser les humains dans ses fantasmes, comme un enfant jouant avec ses figurines. Ne brusquez pas ses figurines.

Par sa violence, la techno peut abrutir, mais aussi rendre plus sincère, léger et humain. Car la mélodie simpliste et assénée fait sortir les idées de leurs brumes, les débrouillent parfois en un éclair, pour le pire ou le meilleur, l’outrecuidance ou la franchise, et nous confronte davantage, par contraste avec le moteur musical de la techno, à notre nature toute humaine.

La techno est aussi le purgatoire des musiques bruitistes : elle dynamise la pensée, l’élève vers le paradis du rêve moderne, mais elle est aussi un chemin aux Enfers, lorsqu’elle se mue en ordre sonore, comme en parlait Philippe Muray. Alors elle envahit les sols de ses bruits obligatoires, jusqu’à Chambord et Versailles le temps de concerts. Un ordre qui a des soldats, aux longues bottes et apparats militaires, qui sont les physionomistes des boîtes de nuit, décidant de l’entrée ou de la sortie des noctambules.

*

L’autotune est un procédé par lequel la machine rend harmonique toute voix humaine. Il donne à la voix la plus fausse la mélodie, la justesse, et un éclat surnaturel, un brillant robotique qui fait du moindre fredonnement un succès planétaire  au prix de quelques retouches informatiques.

L’autotune fait du chanteur un dieu pendant un instant : le moindre caïd de cité devient grâce à lui un crooner, à peu près comme la drogue dont ce caïd parle souvent dans son morceau et qui lui permet un argent facile et sans travail. Il aide donc à faire croire que tout est dû tout de suite et sans effort. L’autotune sort un opéra d’un chapeau, par un travail minimal, assisté de la machine, mais dont l’homme récupère tous les mérites, sauf quand l’autotune casse et rend son utilisateur à sa misère initiale.

L’autotune est le veau d’or de la musique : vénéré par beaucoup de fredonneurs, il leur évite de s’amender et de devenir chanteurs. Comme un charlatan apportant le paradis sur terre, il transforme le bobo fredonneur sous la douche en ténor du parterre, et la racaille en diva, dont la parole étriquée et machiste devient d’Evangile, puisqu’elle descend sur nous par un accent divin, doré et délicieux comme un nectar, mais tout cela sans qu’aucune qualité intrinsèque à son utilisateur n’intervienne, hormis celle de bien tromper l’auditeur par un bon usage de la machine.