Flaubert a créé une révolution à partir de Madame Bovary, moins par son réalisme que par l’importance du style. On s’interroge toujours pour savoir quel est le « livre sur rien » qu’il voulait faire, et qui tiendrait « de lui-même par la force interne de son style » (Lettre à Louise Colet du 16 janvier 1852), mais tous les romans de Flaubert sont des livres sur rien, car tous tiennent par la force interne du style. La vie qui nous est racontée est insipide : Mme Bovary passe des après-midis gonflés d’ennui, Frédéric n’ose jamais se déclarer vraiment à Mme Arnoux, Bouvard et Pécuchet sont deux célibataires qui cherchent la matière suivante à étudier ; mais le style, tel un dieu protéiforme, irradie toute chose et transcende l’histoire la plus ennuyeuse. Et le lecteur la continue, non par suspens, mais par la conscience de la langue qu’il devine s’y trouver.
Véritable héroïne du récit, cette langue lui donne une intelligence nouvelle du monde par la précision qu’elle prend pour l’évoquer. C’est une scie de dire que Madame Bovary est un roman ennuyeux ; je le trouve trop haletant, saturé de beauté et d’exigence : on le lit goutte à goutte, c’est un « page-blocker » à l’inverse d’un « page-turner ». L’infini du style fait sentir l’effrayant infini qu’il y a à vouloir exprimer exactement les choses.
L’Éducation sentimentale joint mieux le naturel au travail du style. Flaubert semble y avoir utilisé « les trois quarts de la force », que Nietzsche souhaitait à tout artiste :
« Toutes les bonnes choses laissent voir un certain laisser-aller et s’étalent à nos yeux comme des vaches au pâturage. » (Humain, trop humain).
Kafka notera ce naturel de L’Éducation sentimentale, dont le style, teinté d’un laisser-aller gagné par le travail de toute une vie, se retrouve à chaque page comme une personne géniale avec qui converser :
« Se tient-on fermement à lui, il vous communique sa vie, quel que soit l’état où on est. » (Kafka, Lettre à Félice, 18 août 1913).
Flaubert, en travaillant le style, a travaillé la tombe inversée : un monument de langage qui vous prête chaque fois que vous le visitez la vie supérieurement sentie et vécue. Aussi définitif qu’une tombe, aussi charnel qu’un fruit dans lequel mordre.
La question du style, centrale en France, est absente des ondes médiatiques et du débat public sur la littérature en général. Cioran en constatait dans ses Entretiens la disparition, regrettant un ancien combattant vivant dans le Quartier latin qui corrigeait les fautes de langue des prostituées et des professeurs du Collège de France. Quand la question du style affleure par mégarde, c’est dans sa parodie. Un présentateur radio déclare ainsi à Fabrice Luchini sur ses spectacles :
Vous aimez le style pour le style, pour la musique des mots, la beauté de la phrase. (Patrick Cohen sur France Inter).
Le style comme « musique » et « musique des mots » est un poncif. Un style n’est pas qu’une musique, et une phrase, qui a du sens, ne peut s’offrir dans une « beauté » innocente et plastique, comme une mélodie de Beethoven.
Un style séduit en assemblant la densité d’une âme humaine, son épaisseur d’expérience, effarements, douleurs, rires, sourires solitaires. Il les porte dans les phrases qui semblent en être secrètement revenues, comme on voit d’un homme attirant qu’il semble être revenu de beaucoup de choses. Buffon disait que « Le style, c’est l’homme », mais c’est seulement quand un homme a senti pendant une certaine durée les joies et douleurs de la vie qu’il acquiert un style, avant il parle communément, ou balbutie en empruntant les formules du jour.
Le style, c’est plutôt l’homme raté, celui qui a eu le temps de porter dans une langue qu’il n’utilise pas assez couramment ailleurs la totalité de sa vie vécue (sa douleur et son ennui dans les périodes mesurées de Flaubert, sa bouffonnerie et sa petitesse dans les rythmes allègres de Stendhal, son amertume chez Céline). D’ailleurs, la littérature française découvre une galerie de ploucs qui se sont révélés être les plus grands écrivains : Flaubert profite du pélerinage en Orient pour faire du tourisme sexuel au Maroc et échapper à la dépression, Baudelaire fait honte dans une soirée avec des cheveux teints en vert, Proust est un « mondain de l’hôtel Ritz » pour les amis de Morand quand il n’est pas juste un habitué des bordels. C’est pourquoi les grands styles ont un lien avec la mort : le style fait parler l’écrivain comme après la mort, et comme pour devancer ce qu’on dira à sa mort. Il est la tombe qu’il s’est construite de son vivant, dans cette vie déchue qu’il surplombe grâce à la maîtrise de son expérience par l’écriture.
Comme la pression atmosphérique, le processus de maturation de la vie (que d’autres appellent « se faire chier ») est nécessaire pour exploser dans l’instant du style. D’où l’affection des écrivains pour la solitude, qui est leur atelier plus qu’à tout autre artiste : Nietzsche prônait les auteurs passant plus d’une demi-journée sans livres, Joubert pensait tous les beaux ouvrages comme « sinon travaillés, au moins rêvés », Flaubert revenait de ses rêveries pour les qualifier de paresse à ses correspondants (ils n’auraient pas compris leur importance essentielle dans son écriture), et Jules Renard se moquait de l’écriture fétichisée :
Lamartine rêve cinq minutes et écrit une heure ; l’art, c’est le contraire (Journal, 6 juin 1900).
Remâcher la pensée la décante, rêvasser la distille. Et il n’est donc pas étonnant que le Christ de littérature, Flaubert, celui qui a sacrifié sa vie à la recherche du style le plus parfait pour le type d’œuvre la plus longue, insiste dans ses lettres sur l’importance de penser avant d’écrire :
La forme est comme la sueur de la pensée. (à Louise Colet, septembre 1852),
Il faut bien ruminer son objectif avant de songer à la forme, car elle n’arrive bonne, que si l’illusion du sujet nous obsède. (à Louise Colet. 29 novembre 1853).
C’est pourquoi écrire est-il pour lui un acte presque superstitieux et tatillon :
Que je crève comme un chien plutôt que de hâter d’une seconde ma phrase qui n’est pas mûre. (à Maxime Du Camp. 26 juin 1852).
Ce n’est pas par préciosité que Flaubert dit cela, mais parce qu’il est si difficile de dire les choses exactement, que le style doit parachever l’expérience vécue dont on parle, aussi parfaitement qu’une belle mort parachève une vie et lui donne son sens définitif. Écrire de ce point de vue c’est mourir, c’est faire du style le trésor enfermant l’expérience vécue, qui avive et affine l’expérience à venir d’autrui.
Si un présentateur peut resservir la « musique des mots » sur le style, c’est qu’il croit la philosophie seule à penser, quand celle-ci pense d’abord avec littéralité, avec absolue clarté et exigence, sans médiation ni bathmologie (l’auteur écrit en général en son nom et sans langage détourné et imagé), tandis qu’une écriture devient style par sa densité de pensées. Le style frappe par condensation et par confusion (Les grands auteurs nous confondent à leur lecture, nous surprennent dans la concision de leurs formules, nous trompent dans l’ironie.), d’où naissent sa fulgurance et sa profondeur mêlées, son tonnerre lourd de toute la pression atmosphérique accumulée.
Pascal me semble définir le style lorsqu’il écrit à propos des Évangiles :
Jésus-Christ a dit les choses grandes si simplement qu’il semble qu’il ne les a pas pensées, et si nettement néanmoins, qu’on voit bien ce qu’il en pensait. Cette clarté jointe à cette naïveté est admirable. (Pensées).
Dans un grand style, comme celui de Flaubert, l’auteur vous parle clair et naïf, mais on devine ce qu’il en pense. Et le plaisir vient de cette intuition complice avec l’auteur, qui transforme la langage et le fait devenir, de simple véhicule, l’instrument d’une œuvre d’art.