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Les hommes d’une époque se connaissent par leurs devises : ils les ont préparées, réfléchies, méditées, parfois même à plusieurs. Lorsque les premiers fondateurs du château de Chenonceau (Thomas Bohier et Katherine Briçonnet) prennent pour devise : « S’il vient à point m’en souviendra » (Si le château est construit à temps, on se souviendra de moi), c’est toute la Renaissance qui surgit : période où la gloire est cherchée par le vivant, en édifiant une œuvre belle pour perdurer après la mort.

Les slogans publicitaires ou associatifs en gagnent une saveur particulière, puisqu’ils formulent des lieux communs, chers à Léon Bloy, mais n’en sont pas moins des phrases méditées. Pour vendre, il faut engager la morale du consommateur et la symboliser, comme une devise. Voici quelques entrailles publicitaires desquelles deviner et deviser :

 

Pourquoi faire quand on peut faire faire ? (Publicité pour un site de livraison).

L’exploitation devenue cool : le bourgeois connecté et global découvre qu’il est bon de faire faire, finit par trouver ce plaisir évident et doux, et décide de ne pas œuvrer en cuisine, comme le lui demande toute sa complexion, qui est de ne faire œuvre durable en rien. Ajoutez des compléments, et vous obtenez toute une philosophie passive et résignée : pourquoi faire de la politique quand on peut faire faire de la politique ? Pourquoi faire l’Histoire quand on peut faire faire l’Histoire ? Pourquoi peindre quand on peut faire peindre ? etc.

 

C’est moi le chef, c’est moi qui commande. (Publicité pour un site de livraison).

Le glissement du concret au virtuel : commander avant c’était décider, donc créer l’événement. Ici c’est se soumettre et déléguer (à la technologie, à la restauration), dans l’illusion que c’est nous qui créons. La technologie remplace le pouvoir vertical mais actif (commander une armée, faire l’Histoire, faire la cuisine) par un pouvoir horizontal et passif (commander par téléphone, faire une Story sur Instagram, ne pas faire la cuisine).

 

Trouvez le job qui va vous faire aimer les lundis. (Publicité pour un site Internet d’offres d’emploi).

Le cliché du lundi de travail comme uniquement haïssable, quand chacun y trouve une forme de salut. Dans La Cave, Thomas Bernhard raconte la période où il quitte l’école pour un emploi dans un commerce d’alimentation rationnée (situé dans une cave). Ce travail le sauve du divertissement pascalien :

« Le week-end est un coup mortel assené à tout individu et la mort de toute famille. Le samedi, après la fin du travail, l’individu, donc chacun, avec une soudaineté brutale, se trouve complètement seul car en vérité et en réalité seul leur travail fait vivre les hommes ensemble toute leur vie, en vérité et en réalité ils ne possèdent que leur emploi, rien d’autre. »

Une vie dépourvue de travail vous ferait lentement mourir dans d’atroces souffrances. C’est un paradoxe, mais comme dit Jean-Jacques, mieux vaut mes paradoxes que vos préjugés.

 

La nuit est à vous. (Annonce de la mairie de Paris).

En effet, la nuit est pour tous : il faut passer le soir sans mélancolie, le coucher sans insomnie, le sommeil sans cauchemars. Comme on découvre une terre inconnue, Baudelaire a exprimé la nuit comme dimension de la condition humaine, la nuit inévitable et tragique, mort anticipée :

Mais les ténèbres sont elles-mêmes des toiles

Où vivent, jaillissant de mon œil par milliers,

Des êtres disparus aux regards familiers.

(Obsession)

Je jalouse le sort des plus vils animaux

Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide,

Tant l’écheveau du temps lentement se dévide !

(De Profundis clamavi)

J’ai peur du sommeil comme on a peur d’un grand trou,

Tout plein de vague horreur, menant on ne sait où ;

Je ne vois qu’infini par toutes les fenêtres,

(Le Gouffre)

Mais pour la mairie de Paris, la nuit est à conquérir. C’est un droit délicieux avec ses néons flashy, ses files d’attente aux meilleurs restaurants, ses danses solipsistes obligatoires, ses maux de têtes décuplés en insomnie, ses dragues inabouties. Ce que Baudelaire voit comme fini, la mairie de Paris le voit comme une option, qu’il serait bien stupide de rater : offrons donc à chacun la condition humaine.

 

La nuit des idées. (Nuit de débats organisés par l’Institut français).

Pour l’humanité nouvelle et festive que Philippe Muray mettait en satire, le langage imagé, détourné, ironique, n’existe pas : elle ne sent pas plus le langage qu’elle ne sent le poids de la nuit. Elle ne verra donc dans une « nuit des idées » qu’une agréable nuit de débats, et pas une métaphore de son propre néant intellectuel. L’expression est un acte manqué, car elle dit la vérité en croyant dire autre chose : Paris organise une nuit des idées dans la nuit de ses idées.

 

Venez comme vous êtes. (Publicité pour une chaîne de fast-food).

L’abandon des formes, dans l’habit et dans la table, au nom de la suffisance : « Cléon parle peu obligeamment ou peu juste, c’est l’un ou l’autre ; mais il ajoute qu’il est fait ainsi, et qu’il dit ce qu’il pense. » (La Bruyère, Les Caractères, « De la société »).

Devise de la malbouffe, mais aussi du multiculturalisme : dans un débat télévisé sur la laïcité, le sociologue Cervera-Marzal veut défendre les cultures et les communautés dans leur diversité, et dit : « A l’école, on vient comme on est. ». C’est la devise de ce fast-food : vous venez comme vous êtes, puisqu’aucune culture ni personne ne doit être élevée, améliorée, embellie, selon des critères sensibles et uniques. Car ça se ferait au détriment d’une autre culture, forcément exclue et blessée de cette préférence.

Au contraire, on pourrait dire que les êtres qui déjeunent bien, lentement et ensemble, ne vont nulle part comme ils sont. C’est même une définition possible de la civilité : le plaisir de ne pas aller entièrement comme on est, afin de l’être vraiment, en en montrant la meilleure part possible. Le naturel conquis par l’éducation.

 

We should all be feminists. (Sur un T-shirt Dior).

Comme le précédent, alliance entre marché et bien-pensance. Mais surtout, le « We should », qui se croit libertaire, et exhibe un ordre comme le nez au milieu de la figure.

 

Fédération française de l’apéritif. (Supérette de produits apéritifs).

Cioran a décrit le culte français de la gastronomie, culte délétère quand il devient exclusif :

Depuis que la France a renié sa vocation, la manducation s’est élevée au rang de rituel. Ce qui est révélateur, ce n’est pas le fait de manger, mais de méditer, de spéculer, de s’entretenir pendant des heures à ce sujet. (…) Tout le monde a pu faire cette expérience : quand on traverse une crise de doute dans la vie, quand tout nous dégoûte, le déjeuner devient une fête. Les aliments remplacent les idées. Les Français savent depuis plus d’un siècle qu’ils mangent. Du dernier paysan à l’intellectuel le plus raffiné, l’heure du repas est la liturgie quotidienne du vide spirituel. (Cioran, De la France).

Ici l’apéritif n’a même plus la largesse d’une fête ou la noblesse d’une liturgie : c’est un sport, comme le jogging, comme la gym, qui fait de l’aisance du corps à l’apéritif son seul dépassement. Pas même de spiritualité ou de transcendance de substitution, mais la seule performance du corps appliquée à l’étape du repas qui ne va même pas la combler. Ni festin, ni liturgie : simple appel cocardier à l’apéro saucisson-pinard en regardant la Coupe du monde de football.

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Pour lutter efficacement contre la publicité, le consumérisme et le conformisme, il faut se faire ses contre-publicités, des devises qui détournent de toute convoitise, de toute demi-mesure, et qui empêchent d’être à moitié :

« Travailler, c’est prier. » (Charles Péguy, L’Argent)

« On ne fait bien que ce qu’on fait soi-même. » (Napoléon)

« Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse. » (Alfred de Vigny, La mort du loup)

« Les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus. » (Marcel Proust, Le Temps retrouvé)

« La solitude donne un moi. » (Joseph Joubert)

« J’ai toujours tout fait de tout mon cœur. » (Prince de Ligne).