Hériter des royaumes

La royauté et le catholicisme, le royaume de France et celui qui n’est pas de ce monde, sont nos grands-parents.

Nous leur devons nos jardins, nos châteaux, nos églises, certaines de nos lois, beaucoup de peintres de cour, musiciens du roi, poètes médiévaux, chansonniers de la Renaissance payés par les ducs – tout ce qui vient d’une « France des villages et des clochers » ou d’une « France rancie et crispée sur elle-même » par certains malveillants fiers de leur ignorance. Vins et fromages célèbres ont été inventés sous leur règne, voire en terres seigneuriales. Nous étudions dans les écoles républicaines le théâtre en vers contraints et rigoureux de Molière et de Racine. Les paysages qu’ils ont laissés hantent l’imagination des poètes:

Ô saisons, ô châteaux,
Quelle âme est sans défauts ? (Rimbaud).

Ancêtres féconds, mais sans postérité dans les esprits. La Révolution française est comme leur cousine rebelle, qui tout en nous offrant la liberté d’institution comme notre bien le plus précieux, a incité dans sa ferveur à renier leur héritage, à ne laisser que leurs lieux sans y établir des liens, même lorsque nos propres actes y devaient quelque chose.

Certains Français se plaignent de la monarchie républicaine et des inégalités, tout en pique-niquant dans les jardins de Fontainebleau avec une bouteille de Châteauneuf-du-Pape… C’est la Révolution qui te les a fait conquérir, mais ce n’est pas la Révolution qui les a créés. Elle est une face de la médaille de l’Histoire, dont la première est une monarchie absolue de droit divin ayant unifié le pays révolutionnaire:

La République une et indivisible, c’est notre royaume de France. (Charles Péguy)

Cette gratitude nous gagne en en visitant les sanctuaires, comme en entrant dans la maison d’un ancêtre. Elle y est plus à sa place qu’à l’Elysée et à Matignon, comme coutume autour du monarque républicain qui n’a de royal que la pompe et la provocation.

Plus qu’un héritage, royauté et catholicisme sont l’hérédité des citoyens français. Les travailleurs associatifs pervertissent par exemple la charité chrétienne, quand ils combattent les derniers oripeaux du catholicisme, tout en aidant les migrants à s’insérer. Ils se détournent de tout autre pauvre, comme différenciant bons et mauvais larrons, refusent avec courage de craindre les meurtriers qui s’y trouvent, et vont au-devant d’eux comme feraient des missionnaires, par des ateliers et des concerts de rue. Mais ils les font pourtant cuisiner pour eux le soir d’après,  dans des restaurants pour dîner à bas coût, et habiter à l’autre bout d’une ligne de RER pour habiter le quartier où ils travaillent. Ils veulent participer à des associations humanitaires comme autrefois à l’aumônerie de la paroisse. Ils chassent les paroles susceptibles de sexisme, d’islamophobie ou de racisme comme des blasphèmes, et enseignent la façon d’éviter ces hérésies par un catéchisme plus neuf et vidé de sa profondeur spirituel (S’ouvrir à l’Autre, Accepter les différences, Lutter pour l’égalité), dans des manuels scolaires, des émissions de télévision ou des films humanitaires. Ils se croient humanistes, lorsqu’ils ne développent qu’un humanitaire changeant à la couleur du mendiant et au degrés de réputation qu’il vous ajoute. Ils devraient pousser leur mission à sa conclusion logique et convertir les migrants d’Erythrée ou d’Afghanistan au christianisme.

La royauté catholique ouvrait les lettres, surveillait, oppressait, emprisonnait, tuait quand elle était au pouvoir. Mais désormais elle n’est plus que pour le cœur et pour les yeux: une esthétique, dont l’esprit est perdu. Le père du musicien Jacno disait à son fils : « Je suis royaliste parce que je suis sûr qu’il n’y aura jamais de roi ». La Fille aînée de l’Eglise a la noblesse de l’idée morte et embaumée, inutilisable en pratique, mais unique au monde en héritage.

J’aime d’autant plus ces royaumes que je suis d’un pays laïque et démocratisé. Je les aime d’autant plus qu’ils sont lointains et ne m’ont pas élevé en apparence, comme on aime deux collines du lac Majeur dans la brume en y nageant, parce que certaines choses sont assez essentielles et inflexibles pour traverser le temps. Nous ornons nos vies de leurs rois justiciers et de leurs apôtres, dans les jardins d’un château fort au matin après avoir écouté François Couperin en voiture, autant qu’en visitant une église byzantine à flanc de falaise avant de se jeter dans les eaux grecques. Ils ne sont plus un ordre, mais seulement l’air de nos promenades, respiré dans des galeries et des paysages, parmi les vestiges de leur grandeur. C’est par cette libéralité qu’ils seront peut-être le mieux ressentis et défendus en France et en Europe. On est plus chrétien en écoutant les messes polyphoniques de Josquin des Prés ou en arpentant Notre-Dame de Strasbourg qu’en allant à la messe tous les dimanche. Dans un cas on aime, et quand bon nous semble, dans l’autre on a un emploi du temps, que l’on peut maudire pour ses petites contraintes. Après une visite à Chantilly et Chambord, tous les Français devraient se sentir intronisés rois, chargés de devoirs, non pour la guerre, mais pour le style. Sous l’Ancien Régime, la querelle entre Fouquet et Louis XIV, entre Vaux-le-Vicomte et Versailles, est une guerre par les moyens du style.

Car royalistes et catholiques travaillaient à se justifier, se devinant peut-être illégitimes sous le droit divin qu’ils prétendaient, ou au contraire remplis corps et âme par ce qui les animait: ils se sont justifiés par des beautés, par le château de Versailles, par la Chapelle Sixtine, beautés qui valent par elles-mêmes, mais qui reflètent aussi la beauté de leurs idées, indispensables pour les aimer pleinement. Visités par des foules, ces lieux furent construits par des foules: leurs bâtisseurs ont fait œuvre d’art presque sans le savoir, parce que leur vie avait assez de direction pour que leur artisanat et leur appât du gain s’y mêlassent à leur spiritualité :

Ces ouvriers ne servaient pas. Ils travaillaient. Ils avaient un honneur, absolu, comme c’est le propre d’un honneur. Il fallait qu’un bâton de chaise fût bien fait. (…) Toute partie, dans la chaise, qui ne se voyait pas, était exactement aussi parfaitement faite que ce qu’on voyait. C’est le principe même des cathédrales. (Charles Péguy, L’Argent).

Nous autres regardons la Chapelle Sixtine et Versailles en dissertant sur le style des peintres italiens ou la représentation du pouvoir, oubliant que ce qui faisait créer ces merveilles, c’était de croire à une terre unie, à l’existence d’un Jugement dernier, ou que le travail bien fait nous transforme. Au temps des royaumes, la croyance en l’ordre de la Providence inspire l’ordre des plus belles œuvres de main humaine, des Triptyques de Jérôme Bosch au château de Chenonceau :

Comme l’artisan arrête d’abord dans son esprit la forme de l’œuvre qu’il veut créer, et l’exécute ensuite en réalisant, par une série d’opérations successives, l’idée qu’il avait conçue complète et d’un seul jet; de même, la Providence divine arrête du premier coup et d’une manière irrévocable ce qu’elle se propose de faire; (Boèce, La Consolation de Philosophie, livre IV).

Au contraire des deux royaumes, le non-héritier (qu’on pourrait aussi appeler orphelin culturel) se sent justifié par lui-même. Par conséquent il n’adopte qu’une esthétique qui le justifie : les filtres embellissants de son compte Instagram, un album de pop hallucinogène qui l’intronise roi du monde en rêve, ses tatouages qu’il préfère aux fresques des églises parce qu’il les choisit pour son corps. Reflets de la petite idée qui l’anime, de son instinct de conservation et de sa certitude de ne devoir rien à personne. Il est sa propre spiritualité.

Et il revendique parfois son refus de tout héritage royaliste et catholique jusque dans les plus hautes beautés de celui-ci: on m’a dit qu’un militant n’entrait pas dans les cathédrales car elles étaient d’anciens lieux d’oppressions. Un journaliste propose de raser le château de Versailles et s’inquiète qu’on aille y « cultiver la grandeur de la France », d’autres font dire à une tribu d’Amazonie que ses jardins à la française agressent la nature.

Le plus beau signe de bêtise, c’est de sacrifier la beauté même à son idéologie personnelle:

« fermer les fenêtres » sur la beauté est un lourd contre-sens, qui détruit en même temps le vrai sens de la vie. (Debussy, Lettre à Stravinsky, 24 octobre 1915).

Garder en esprit l’héritage des royaumes, c’est laisser ouvertes les fenêtres sur la beauté, par les transcendances qui en font accoucher (le pays, Dieu, peu importe), fussent-elles distantes de nos croyances et opinions conscientes. C’est éviter la nullité sans beauté que le militant veut appliquer à la société, parce que le militant déraciné ne pense qu’à sa propre conservation.

La beauté et l’excellence du royaume chrétien nous rattachent d’ailleurs autant aux origines de la démocratie que les principes de la Révolution: les Athéniens liaient leur démocratie à ces idéaux, comme le montre Périclès dans son discours rapporté par Thucydide. La beauté quotidienne délassait les citoyens grecs des responsabilités qu’impose la démocratie avec ses libertés et ses devoirs:

« Nous avons ménagé à l’esprit dans ses fatigues, d’innombrables occasions de délassement (…) en aménageant nos habitations avec goût, de sorte que notre vie quotidienne se déroule dans un décor plaisant qui chasse les humeurs sombres. » (Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, II, 38, trad. D. Roussel).

L’héritage du royalisme est une manière de vivre avec cette beauté, qui hiérarchise les raffinements comme le régime qui l’a produite hiérarchisait les êtres par rapport à Dieu et au roi. L’aristocratie est moins une classe sociale aujourd’hui qu’un mode d’être, hérité de l’aristocratie royale, et fixé par certains auteurs (parfois eux-mêmes aristocrates, comme Montaigne ou Mme de Sévigné). Stendhal, d’origine bourgeoise, en est le meilleur représentant, celui qui a transformé l’aristocratie en art de vivre. Il est à l’aise dans les salons et préfère parler que stagner :

La conversation est ma partie de whist (Lettre à Sophie Duvaucel, 20 janvier 1831)

Il cherche à plaire sans flatterie plutôt qu’à imposer son état personnel :

Rien ne me semble bête, au monde, comme la gravité. (Lettre à Romain Colomb, 10 septembre 1834).

Il défend le « savoir-vivre » qui demandait « un certain apprentissage » pour plaire dans la conversation, et ironise sur les jeunes qui s’en passent comme quelque chose de dérisoire:

 Un jeune homme de seize ans, qui sait danser et se taire, est un homme parfait. (Histoire de la peinture en Italie)

Il distingue la vulgarité de l’homme commun et celle de certains aristocrates ou hommes influents, auxquels les restes de l’Ancien Régime ont donné une éducation libérale et cultivée:

[L’auteur] aime mieux faire la cour à M. Guizot que faire la cour à son bottier. Au dix-neuvième siècle, la démocratie amène nécessairement dans la littérature le règne des gens médiocres, raisonnables, bornés et plats, littérairement parlant. (Troisième préface à Lucien Leuwen).

Mais comme les vrais aristocrates, son aristocratie de cœur consiste justement à oublier toute supériorité : il se moque de « l’air important » (Lettre à Romain Collomb, 10 septembre 1834) et des Anglais qui « ne vivent que d’idées de rang. » (Lettre à Romain Colomb, 10 janvier 1838). Ostentation de courtisans et de nouveaux riches. Il aime par-dessus tout la beauté, l’opéra, prendre un café à côté d’une jolie Italienne (le bonheur minimal selon lui). Stendhal a plu à Nietzsche car il incarnait son homme aristocratique qui dit « oui » à la vie. C’est le Français totalement héritier de son histoire : un royal-révolutionnaire, appartenant à la modernité par les personnages ambitieux de ses récits, et conservant les meilleures beautés dans la vie.

A l’opposé, l’homme égalitariste, qui refuse tout ordre et transcendance issu des anciens royaume, est l’homme du ressentiment. Il prend ses faiblesses personnelles pour des inégalités dues à la société, que l’égalité doit réparer. Il se morfond d’autant plus qu’il croit tout possible et justiciable. Spinoza dit que « la haine envers une chose que nous imaginons libre est plus forte qu’envers une chose que nous jugeons nécessaire » (Éthique, III, p. 49) et qu’ « on est seulement envieux de la vertu de son égal » (p. 55, cor.). En régime égalitariste, où l’on se figure que tout peut être égal, on finit par envier la vertu, par haine de toute supériorité perçue comme une distinction:

« dans la grossièreté de ces temps bouffis, vertu elle-même doit demander pardon au vice, oui, s’incliner devant lui et le courtiser pour obtenir la permission de lui faire du bien. » (Shakespeare, Hamlet, III, 4).

L’homme égalitaire, détestant la vertu des autres qu’il croit élevés sur leur trône sans effort (pour une belle façon de parler, une culture héritée, un diplôme obtenu), trouve dans son ressentiment le remède à sa souffrance, et s’y prémunit d’autant plus des moyens d’en sortir. Il n’apprend pas à aimer ou convertir les injustices qui lui sont faites dans un travail artisanal et spirituel, comme le bâtisseur de cathédrales, ou dans des sensations de bonheur, comme Stendhal.

Le christianisme en préservait par l’idée d’une nature humaine et de la souffrance nécessaire et inéluctable, dont Jésus avait témoigné, à laquelle tout effort pouvait se réchauffer, dont on prenait son parti, et que la Révolution a rendu presqu’insupportable à lire:

« il faut se contenter de sa condition » (La Fontaine, Fables, « Le Berger et la Mer »).

Le péché originel, même lorsqu’il n’y croit plus, rappelle à l’héritier des royaumes qu’il vit dans un monde imparfait : l’homme fait des fautes, des erreurs, des maladresses. Aussi cruel qu’était l’Ancien Régime, l’homme y écrit que toute vertu est un vice caché (La Rochefoucauld), mais qu’elle est aussi « le premier titre de noblesse » (Molière), principe méritocratique, et méritocratique parce qu’il était noble, puisque la noblesse de sang inspirait celle du cœur (« Noblesse oblige »). L’homme y pense que les membres de la société doivent vivre en harmonie avec l’estomac, leur roi, même s’ils s’en plaignent (La Fontaine), mais que les rois doivent rester humbles, parce que Dieu peut leur « faire la loi » (Bossuet), et qu’un roi sent comme un autre sa condition mortelle et devient « misérable, tout roi qu’il est, s’il y pense » (Pascal). En ce sens, les grands écrivains de l’Ancien Régime étaient, mieux qu’hostiles, indifférents à tous les pouvoirs temporels. Dans leur pessimisme ils gardaient l’espoir le plus joyeux, qui est que l’homme peut être corrigé :

C’est l’unique fin que l’on doit se proposer en écrivant, et le succès aussi que l’on doit moins se promettre (La Bruyère, Avant-propos des Caractères.).

Tandis que l’homme perverti par l’égalitarisme ne cherche qu’à corriger ceux qu’il juge puissants. Il prend les corrections qu’on lui fait pour une discrimination ou une agression, et pense qu’il n’y a rien à redire de ses semblables : ils doivent aller comme ils sont où ils veulent, quels que soient leurs goûts, leurs coutumes, leur religion, et l’endroit où ils vivent.

Pourquoi mettre une veste de costume? Pourquoi apprendre le solfège pour jouer de la musique? Pourquoi présenter ce plat dans l’assiette esthétiquement? Pourquoi mettre autant de tact dans la conversation? L’héritage des royaumes nous éduque de mille manières aux formes:

« Dans les aristocraties, on avait la superstition des formes ; il faut que nous ayons un culte éclairé et réfléchi pour elles. » (Tocqueville, De la démocratie en Amérique, IV, 7).

Un culte éclairé et réfléchi pour les royaumes corrigerait l’égalitarisme par ses formes, et ferait distinguer les mauvaises qui restent (celles du monarque républicain ou du népotisme) des bonnes qui manquent (formes de politesses, formes de l’esprit dans la conversation, formes littéraires ou architecturales). Rien ne mesure mieux l’abandon des formes que les HLM et immeubles de banlieue ou d’architecture récente, résumés à des formes géométriques mortifiantes, sans représentations, sans personnages, sans signaux de significations pour n’imposer rien à personne. Leurs premiers habitants le remarquaient:

« Moins de béton. Il y a trop de béton. Quand tu nais, tu as 5, 6 ans, 8 ans, tu ne vois que du béton autour de toi, c’est difficile, c’est dur. » Le béton empêche de prendre racine et avilit l’âme, qui ne peut plus sentir à travers les choses : une cité HLM ne pousse pas, n’évolue pas, ne donne pas à voir comme les arbres une image de la mort en hiver, ni comme les quais de Seine une image de la beauté. Entre la nature ou la beauté et la laideur des HLM, il y a la différence d’un vivant et d’un mort à côté duquel on vit. Ajoutez à cela un tempérament incurieux de son pays, voire ennemi de ce qu’il ne reconnaît pas comme sien, et voilà un nouvel enfant sauvage, sans critique car menaçant, sans punition car conscient de ses droits, sans idéal car non renseigné sur les exigeances des royaumes d’antan, qu’il foule au pied sans le savoir. La racaille est l’anti-chevalier.

Le graffiti souligne cette absence d’esthétique plus qu’il n’en crée une, puisque les graffeurs affirment leur individu sur ces murs nus par une signature tout juste esthétisée (signature d’un individu fictif, d’un pseudonyme), comme des animaux s’approprient un territoire en urinant. Triste aveu d’absence spirituelle aussi bien qu’esthétique, car votre esthétique est l’ombre de votre spiritualité.

L’aristocratie inspire le culte de la beauté, de l’excellence et de « l’honnête homme » qui s’efforce de plaire et de parler de tout, et le christianisme inspire la lucidité, l’effort et le surnaturel insufflé aux œuvres humaines. Humilité et vertu dit le fronton d’une bâtisse du XVIIe siècle à Beaune: c’est l’héritage des royaumes.