L’humour rit des angoisses : au lieu d’obstruer bêtement la conscience, il l’allège des pouvoirs qui l’oppressent. Freud dit dans Le Mot d’esprit que l’humour nous soulage de l’angoisse qu’inspire toute autorité sur notre psychisme. L’humour est la consolation par excellence : un gêneur vous a sermonné, quelqu’un vous a offensé, vous avez fait une gaffe, l’ami vous en délivre d’un trait d’humour.
L’humour, nous consolant toujours, rend la vie digne d’être vécue, mais pas à tous : ceux qui ne veulent pas rire, les « agélastes » (Rabelais), font de l’humour un poids de plus sur la conscience. Ils se couchent à l’approche d’une blague, tremblant qu’elle ne blesse une minorité, l’entendent avec l’oreille de la victime et la reçoivent comme une agression. Ils froncent les sourcils s’ils entendent les mots « chinois » ou « femmes », sans voir qu’ils travaillent chaque jour à rendre les mots « chinois » ou « femmes » dignes d’être présents dans une blague. Car c’est l’essence de l’humour que de blesser : il blesse l’autorité qui fait culpabiliser de penser, de ne pas craindre et de plaisanter.
Mais les meilleurs ennemis de l’humour sont humoristes. Ricaneurs attitrés, officiels et salariés, les humoristes contre l’humour sont doublement drôles : parfois par ce qu’ils disent, et toujours par ce qu’ils disent d’eux-mêmes. Au lieu de nous soulager des petits pouvoirs qui règnent dans nos esprits – censures de l’Etat, du politiquement correct, des religions, des militants, des préjugés -, ils les servent. Ce sont les « bouffons de la civilisation moderne » que décrivait Nietzsche, « à moitié raisonnables (…) autrefois au service des princes et des nobles, maintenant au service des partis » (Humain, trop humain, 194).
Pour se joindre au mouvement #balancetonporc, Optimon, humoriste radio, fait un micro-trottoir: il sélectionne des citoyens hostiles ayant l’âge de son grand-père, se moque d’une dame craignant qu’on aille en prison pour un compliment, et conclut, l’air de s’être sali les mains, que c’est là « le peuple de France ». Il se moque de lui dans son studio pour vous consoler d’en faire partie. Il le rééduque d’ailleurs dans son temps libre, où il cesse de rire, descend de sa tour, et donne à des citoyens un questionnaire éducatif sur le harcèlement sexuel: cette situation relève-t-elle du harcèlement? Oui. Et celle-ci? Encore. Et celle-là? C’est pire, car c’est une agression. Et Optimon est content: il a fait son devoir. Tout ce dont l’humour pourrait soulager, c’est-à-dire les pouvoirs de son temps, il les appelle « obsessions » ou « généralités » pour qu’on arrête de lui en parler. Optimon réfléchit avant de rire, se met dans le sens du vent, et reconnaît volontiers qu’il n’est « pas très dangereux », comme si c’était une superfluité de sa profession.
Dévotin fait des sketches sur la manie de boire « de l’alcool », d’une femme narcissique qu’il traite de « baiseuse », ou des porteuses de legging, « une race de femmes » à « exterminer », qui « sortent dans la rue sans pantalon » et « ne s’habillent plus » en boîte de nuit. Il se dit « polygame », parce qu’il est « généreux » de sa beauté. Il transmet une version détendue et laïcisée de valeurs tendues et religieuses. Il a interrompu sa polygamie pour une fille qui se disait encore vierge: « J’ai connu une fille très bien qui me disait qu’elle ferait rien avant le mariage : visiblement elle parlait pas du sien. » Satire de la boisson, de la monogamie pour l’homme, de la polygamie pour la femme légère et court vêtue : Dévotin ne réagit pas à l’autorité, il la sécularise.
Facillon refuse les vannes sur Mahomet pour voir ses enfants grandir, mais réclame le droit de rire des handicapés. Il compare les ministres de son pays à des rats, mais il se tait sur les dictatures. Il ironise en promettant que dans son prochain spectacle il ne dérangera personne, et ce spectacle ne dérange en effet personne. Il réclame de rire des tétraplégiques, mais l’humour n’a de sens que face aux autorités qui le menacent, et les handicapés sont si inoffensifs que leur faiblesse les désigne: l’humour de Facillon est un formol qui ralentit la mort de ses vannes subventionnées.
Automin est webhumoriste: il se montre en tant qu’internaute autant qu’en humoriste, et prouve qu’Internet n’est pas qu’un outil, mais une manière de voir. Car il ne pense pas en dehors de son emprise: il transforme en petits personnages les technologies populaires (les applications pour smartphone, les algorithmes numériques), ou inversement des moments de la vie en programme informatique – une virée au supermarché devient un jeu de tir, une rupture amoureuse la décision d’ingénieurs. Sa fantaisie ramollissante ne fait que de se glisser entre les machines et la vie trop imprévisible. Il croit rire humainement et ignore sa soumission à la civilisation qu’il sert:
« civilisation non pas faite pour l’homme, mais qui prétend s’asservir l’homme, faire l’homme pour elle, à son image et à sa ressemblance (…). » (Georges Bernanos, La liberté, pour quoi faire ?).
Timorin a même besoin de l’ignorance pour faire rire son public. Il se moque de ceux qui offrent un livre à quelqu’un :
« Il y a toujours ce cadeau qui casse l’ambiance, comme quand on t’offre un livre. J’ai envie de dire : Oh, un livre, j’m’en bats les couilles. »
Il en a ouvert quelques-uns, mais les juge trop éloignés de ses préoccupations : « Allez, dit-il à l’écrivain, laisse-moi, moi aussi j’ai des problèmes. » Il fait la satire des connaissances inutiles pour acheter un appartement ou organiser un dîner : « Est-ce que depuis que t’es sorti de l’école t’as déjà ressorti un compas ? » Il égaye ainsi sa vie utilitaire et quasi animale, fatigué de se projeter dans un univers différent du sien. Il me fait rire de ce qu’il abêtit, déshumanise, et chosifie. Il sert le pouvoir de l’ignorance, ignorance alphabétisée que le collège unique lui a gracieusement accordée, et qui l’a rendu assez savant pour la justifier.
Le rire sans humour n’exerce jamais mieux sa terreur que dans ses manifestations officielles et instituées, comme les « Festivals du rire » qui se multiplient : rire du Luberon, rire de Villeneuve sur-Lot, rire de Mantes-la-Jolie. Le rire y est annoncé avant les festivités : il sera là à coup sûr parce qu’il ne « blessera » aucune autorité, qu’on « rira avec et jamais contre », si ce n’est contre l’humour.
Chaque pouvoir a sa petite chapelle glaçante et ricanante: le politiquement correct a ses soirées « Rire contre le racisme » et le féminisme 2.0 ses pages Internet « Humour féministe ». On y rit que des racistes de carton-pâte et des adversaires du féminisme, jamais des antiracistes et des féministes; ce serait blasphémer dans la chapelle. Rire armé, jamais désarmant, sans humour puisque tout humeur.
L’humour est d’ailleurs sous vidéo-surveillance. Étudié sous microscope. Deux Youtubeurs posent leurs doctes lunettes sur lui. Ils distinguent ce qui doit vous faire rire et ce qui ne le doit pas. Ils séparent l’humour blessant, hérétique, raciste, sexiste, rétrograde, et l’humour propre, catéchisé, garanti sans violence, comme Moïse sépare les eaux et Jésus le grain de l’ivraie. Le premier vous prévient, sur un ton bien embêté pour vous, que « la liberté de l’humour apparaît secondaire » car « les rapports de force dans la société » sont bien plus importants. Le second vous informe qu’en France vous êtes « encore en phase de transition » car ces mauvaises blagues « obtiennent encore des rires » et vous « font encore marrer ». Vous n’avez pas honte? Ils attendent que vous acceptiez de vous faire soigner en enlevant ce monstre qui gît dans votre rate. Ils attendront aussi longtemps que des animateurs d’ateliers anti-fascistes après un gros score du Front national:
« L’affreux sérieux de ceux qui le combattent, ainsi que leur jobardise compassionnelle, les situent aux antipodes de toute possibilité de séduire qui que ce soit, même en prenant des cours accélérés dans des ateliers civiques. » (Philippe Muray, Festivus Festivus, « Rien ne sera plus jamais comme après »).
Mais que les rieurs citoyens se rassurent : il y a des ateliers du rire. Car la thérapie de la « rigologie » force des gens à rire sans raison, en atelier, pour s’entretenir le diaphragme, par hygiénisme mental. Les « groupes de rieurs » (dixit une prêtresse rigologue) rient sans raison et à tue-tête, comme si on les chatouillait aux aisselles, se roulant parfois à terre. Aussi mineure qu’elle puisse paraître, la rigologie est une révolution : les rieurs thérapeutiques ont vu que le rire était bon, et ils ont séparé le rire de la pensée : « Vive le rire sans raison ! ». Rire-spasme qui ne doit surtout pas penser, qui n’est plus « le propre de l’homme » mais du cheval ou de la brebis. La rigologue réclame un « droit au rire », veut « se reconnecter à la joie de vivre » et « mettre du rire dans votre vie » comme on saupoudre une épice. Absent de sa vie habituelle, elle se l’administre comme un cacheton :
« Vous devez rire au moins trois fois par semaine pendant trois semaines, et si vous oubliez un week-end, vous recommencez, jusqu’à ce que ça fasse trois semaines ».