Watteau

Le dessin précis d’Antoine Watteau est inverse aux évolutions ultérieures de la peinture qui iront vers des formes plus diluées jusqu’à l’abstraction. Et pourtant il a un point commun avec l’impressionnisme, l’art de suggérer : « Watteau avait l’art d’exprimer la vie, le frémissement de la chair, d’une simple indication de son crayon. » (Ernst Gombrich, Histoire de l’art, 22). Quelques traits de crayon chez Watteau, quelques coups de pinceau chez Monet, suffisent pour nous restituer toute une heure.

Watteau fait deviner l’échange entre les amants excentrés du Pèlerinage à Cythère dont on pourrait broder une conversation aussi longue qu’un épisode de Plus belle la vie et aussi riche qu’une pièce de Marivaux, ou entre les convives des Plaisirs du bal dont les visages expressifs et vivants tiennent dans quelques millimètres économes, qui suffisent à caractériser toute une histoire entre deux personnes. Art qui vise la légèreté, la suggestion, la grâce de communiquer sans peser, comme la littérature communique sans dire.

Watteau aime la suggestion dans les sujets même de ses tableaux, dont beaucoup et des meilleurs peignent un non-dit. Quelque chose se passe ou s’est passé entre les personnages sans qu’on puisse le déterminer.

Les Deux Cousines montre par exemple une fille de dos, qui regarde ailleurs, tandis que sa cousine se fait draguer. Elle nous tourne le dos et fait face à une statue au loin, figurant un dieu de marbre ou un homme perdu. Veut-elle se faire discrète, est-elle agacée, triste ou souriante ? Le tableau nous offre un large horizon et se dérobe pourtant à notre compréhension, à l’image de cette jeune fille qui refuse de nous regarder alors que sa robe nous attire.

La Boudeuse regarde au loin devant l’homme qui cherche à la voir. On ignore pourquoi elle boude et on regarde un non-dit. L’homme à côté d’elle porte un gros chapeau rouge à plume qui s’affaisse comme toute sa grosse personne, et son air de  certitude en regardant la boudeuse en devient ridicule, comme la boudeuse qui reste droite. Certains personnages de Watteau expriment leur timidité avec aigreur, comme Constant la décrira : ils semblent ne communiquer « que par des mots vagues ou une ironie plus ou moins amère, comme si nous voulions nous venger sur nos sentiments mêmes de la douleur que nous éprouvons à ne pouvoir les faire connaître. » (Adolphe). La cousine et la boudeuse refusent d’être pleinement dans la scène.

Le Faux Pas, titré d’abord L’Heureuse Surprise, est le tableau ante-#balancetonporc par excellence (tout Watteau est contre la pensée-hashtag qui veut supprimer le non-dit) : impossible de dire le sentiment qui réunit la femme et l’homme repoussé d’une main, de délimiter la part de « consentement » comme le dit le puritanisme américain, qui croit que l’érotisme survit sans imaginaire et sans non-dit, en appuyant sur le bouton de l’accord ou du désaccord. Le couple s’est écarté dans une nature indéfinie. L’ancien titre de l’œuvre suggérerait une fin heureuse. Mais la femme résiste d’un geste ferme et sa posture de dos rend son refus plus anonyme et subit. L’homme est d’autant plus calamiteux que le ciel bleu jure avec l’ambiguïté de la réaction qu’il provoque. Plaisir qui s’augmente en tardant, ou brusque refus ? Le spectateur est encore laissé indécis.

L’Amoureux timide n’ose pas se déclarer à côté de celle qui attend d’être regardée voire séduite. Le non-dit n’est plus entre le spectateur et le peintre, qui savent bien ce qui se passe, mais entre les personnages. Même lorsque la scène est limpide et comique, c’est l’implicite qui intéresse Watteau, comme pour souligner notre incapacité fatale à nous exprimer sincèrement, y compris dans les événements galants qui en favorisent la communication (fêtes, partie de campagne ou tête-à-tête).

Lorsque les personnages de Watteau expriment des sentiments clairs et distincts, ce sont des acteurs de théâtre. Les jeux de divas des Comédiens français le suggèrent : montrer clairement les choses, c’est forcément surjouer. Les êtres humains expriment mal ce qu’ils ressentent, et quand ils le font ce sont des comédiens.

La fête galante que peint Watteau toile après toile est souvent une réunion dans un parc dans laquelle les rapports semblent troubles, les personnages fuyants, tournant le dos au spectateur. Alors que des groupes se sont formés dans la fête, un horizon est ouvert au milieu des arbres, vers le lointain, comme dans L’assemblée dans un parc ou La perspective. Fête dans le parc de Pierre Crozat : la fête fait rêver d’échappée. La présence des humains ouvre des clairières profondes, où l’on voudrait s’enfoncer quand ils sont là et nous dédaignent. Ces perspectives sont l’espace infini que nous aurions voulu franchir avec eux, alors qu’ils sont là, dans la fête, à la fois présents et insatisfaisants.

La fête se transforme alors en un rêve mythique, le Pèlerinage à Cythère: le rêve de partir au pays où hommes et femmes enfin se comprennent.

Car même dans les rapports les plus simples de la vie de tous les jours, les affres de l’ambiguïté et ce que Proust appelait « le peu qu’il faut attendre des affections humaines » (Sodome et Gomorrhe) habitent les personnages de Watteau : dans L’Enseigne de Gersaint, une vendeuse tend à trois clients un nécessaire de toilette, mais les clients jugent-ils le nécessaire de toilette ou se regardent-ils eux-mêmes dans le miroir ? Image possible et poétique de tout ce que nous tendons aux autres et qu’ils ne considèrent que superficiellement, ne pensant plus à eux-mêmes.

Le Pierrot mêle tous ces non-dits presque audibles dans la peinture. Les personnages sont des comédiens, mais dont les rôles se jouent dans une nature sans décor de théâtre, la nature verdoyante des fêtes et tête-à-tête et de la vie décevante. Le rôle de Pierrot : manquer à tout rôle dans la vie, ne pas réussir à jouer. Pierrot est planté là qui rêvasse, comme désengagé du tableau, et comme nous nous sentons ailleurs dans la fête et le tête-à-tête. Comme une boudeuse, une cousine négligée, ou l’amoureux timide que son amour emprisonne en lui-même, parce que cette présence si espérée l’effraie ou le déçoit :

« bizarres effets de cette disposition si misanthrope et si sombre en apparence, mais qui vient en effet d’un cœur trop affectueux, trop aimant, trop tendre, qui, faute d’en trouver d’existants qui lui ressemblent, est forcé de s’alimenter de fictions. » (Jean-Jacques Rousseau, Confessions, livre V).

Pierrot, moqué des autres, rêve à autre chose et peut-être à rien. Aussi bien rejeté qu’apathique, songeur que débile, triste et ridicule. Pierrot est-il un emo qui va pleurer ou un gars qui se tamponne le coquillard du parterre de haineux riant derrière lui? Il vit sur cette toile en homme, lourdement présent et entièrement ailleurs. Il vit comme Georges Poulet le formulait ainsi :

« La vie est un perpétuel manque d’être (…). Vivre, c’est se sentir mourir. » (Études sur le temps humain).

Mais c’est déjà offenser le peintre: Watteau ne fait que suggérer.