Thomas Bernhard ou la haine convertie

Le style de Thomas Bernhard épuise l’objet dont il parle, ou plutôt qu’il fait passer en lui. Chaque thème abordé (l’Autriche, les professeurs, un philosophe, etc.) est comme une boule qu’on donne à un rongeur : le style nerveux de Bernhard la ressort après épuisement de la substance, il la rejette après avoir ressassé et décortiqué le vice, comme si l’activité entière du cerveau en dépendait :

« Les écrivains autrichiens, tous tant qu’ils sont, n’ont absolument rien à dire, et ce qu’ils n’ont pas à dire, ils ne savent même pas l’écrire. » (Maîtres anciens).

Il ne reste qu’un misérable noyau de vanité attaché à cet objet, rogné jusqu’à la moelle. Et comme le « café de civette », dont les Vietnamiens font passer les grains par le corps d’une civette qui lui ajoute du goût, la haine donne à ce style un goût inimitable et jubilatoire.

Bernhard est l’écrivain qui a assimilé sa haine à sa santé créatrice. Ses livres réalisent cette maxime de Nietzsche :

« Toutes les choses bonnes sont de forts stimulants en faveur de la vie, c’est même le cas de tout bon livre écrit contre la vie. » (Nietzsche, Humain, trop humain, II, 16, trad. A.-M. Desrousseaux).

Tout bon livre est d’ailleurs en partie contre quelque chose : Montaigne écrivait contre la suffisance, Stendhal contre la laideur, Flaubert contre la bêtise. Dans l’acte créateur et heureux, ils acceptaient d’être « contre » quelque chose, de contester, de ridiculiser, sans que les vexations, blessures et généralisations suscitées en soient examinées au peigne fin, comme pourrait le faire un journaliste-web avide d’être monté en grade ou « liké » pour sa gloire.

La haine fertile de Bernhard, dépourvue de ressentiment, puisque créatrice, tient en quelques principes :

1 / Eviter d’embellir :

« Comme il n’y a pas de merveille, l’admiration m’a toujours été étrangère et rien ne me répugne autant que d’observer des gens qui admirent, qui sont atteints d’une admiration quelconque. » (Reger dans Maîtres anciens).

2 / Voir les vices :

« La tête humaine n’est en fait une tête humaine que lorsqu’elle cherche les défauts humains. (…) Une tête bien faite est une tête qui cherche les défauts humains et une tête exceptionnelle est une tête qui découvre ces défauts humains et une tête géniale est une tête qui, après les avoir trouvés, attire l’attention sur ces défauts découverts et, avec tous les moyens dont elle dispose, désigne ces défauts » (Ibid.).

3 / Exagérer :

« Depuis toujours mon fanatisme de l’exagération m’a soulagé, ai-je dit à Gambetti. Parfois c’est la seule possibilité, à savoir quand j’ai transformé ce fanatisme de l’exagération en art de l’exagération, de me sortir de mon état d’esprit misérable, de la lassitude de mon esprit, ai-je dit à Gambetti. (…) Plus je vieillis, plus je me réfugie dans mon art de l’exagération, ai-je dit à Gambetti. Ceux qui ont le mieux surmonté l’existence ont toujours été de grands artistes de l’exagération (…) » (Murau dans Extinction).

Exagérer tout ce que la dénonciation des vices comporte d’aigreur fait rire doublement : rire des vices, et rire de son aigreur à les attaquer. Bernhard est plus intelligent que les ridicules qu’il voit, car il connaît sa propre aigreur à les voir. Il fait rire la vérité, comme le dit Umberto Eco.

Thomas Bernhard a dû en etre heureux : vivre en ayant domestiqué sa haine, sans s’y abandonner jusqu’au bout, mais en la saisissant comme un instrument, ou en la chaussant comme des skis, est un art très humain.

Sa littérature passée par la haine est un fortifiant serein, comme le café passé par la civette a meilleur goût. Alors que j’ai cru me dissoudre lorsque j’ai entendu ce matin à la radio le psychiatre Christophe André aligner les bonnes petites recettes « pour aller mieux » du catéchisme actuel :

« La dépression, comme le cancer, peut récidiver, il faut trouver des styles de vie protecteurs : on peut pratiquer un exercice physique, manger des fruits et légumes, mais aussi méditer. » (France Musique, 16 juillet 2017).

Tristes remèdes d’apothicaires, qui désignent pourtant des choses réelles, mais sont absolument nuls pour une vie humaine pleinement vécue. Alors que les monologues critiques de Bernhard, qui sont tous exagérés jusqu’à la bouffonnerie, consolent tout l’être humain, qui rit de sa négativité, sans la folie de vouloir s’en débarrasser.