Hashtag / Selfie

Lorsque le petit Marcel d’A l’ombre des jeunes filles en fleur dit à M. de Charlus qu’il adore sa grand-mère, Charlus lui conseille, en bon aristocrate, de s’« abstenir d’exprimer des sentiments trop naturels pour n’être pas sous-entendus ». Il est évident que Marcel aime sa grand-mère ; n’est-il pas vulgaire de l’affirmer comme si c’était une information surprenante ?

Le hashtag ignore cette règle très humaine : il formule tout ce qui doit être sous-entendu, il fait le coming-out de l’idée déjà écrasante, il fait sortir l’évidence de son placard. Marcel utilisant le hashtag écrirait : « Ma grand-mère #love ».

Privée de valeurs communes pour ne vexer personne, la société est hashtaguisée : elle remplit la vie commune de mots-dièses ou de mots-clés pour rappeler tout ce qui devrait aller de soi. La RATP engage ainsi des hommes sur les lignes 2 et 3 pour dire aux voyageurs à chaque métro arrivé à quai : « Faites de la place pour laisser sortir les autres voyageurs. » Ce qui est naturel au cœur exige un métier, presque une police de la gentillesse, et s’affiche aussi dans les wagons (« Les personnes âgées et les femmes enceintes sont prioritaires »). #civilité, #autrui #politesse.

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Le selfie ou « egoportrait », étant pris par le modèle (dont on voit au soleil le bras tendu dans le verre des lunettes), se situe entre la vue lointaine qui tient à distance le sujet regardé, et le rapprochement fusionnel des corps : il est exactement à mi-chemin entre le portrait et le baiser.

Le selfie pourrait être la dernière punition divine que raconte Aristophane dans Le Banquet de Platon : les humains ayant été coupés en deux par les dieux, et « si après cette punition leur audace subsiste », rapporte Aristophane, ils seront coupés de nouveau et « réduits à marcher sur un seul pied », comme le preneur de selfie est réduit à un seul bras et à son buste.

Le selfie est une vanité inversée : le crâne est encore plein de chair, embrassant presque le spectateur, entouré du décor qui l’embellit ou le souligne.

Le selfie nous fait voir la créature implorante, qui se penche pour qu’on lui flatte la croupe, lui tape sur le flanc, lui caresse le museau.