2.0 ou la condition d’Atlas

Qu’as-tu à nous dire ? Te connais-tu toi-même ? disaient les philosophes athéniens au Ve siècle av. J.-C. Les amis du XXIe siècle ap. J.-C. vous diront: Qu’as-tu à dire de plus que les autres ? Tu es un troll ou quoi ? Tu as un truc plus cool qu’Instagram ? 

Notre monde aussi « vient d’en découvrir un autre » comme Montaigne le disait de l’Amérique, et c’est un monde volatile et pesant, qui s’étend de seconde en seconde et auquel on revient lourdement en pleine rue à notre poche.

Nous le portons toujours sur nous, comme Atlas portait le monde, mais contrairement au  titan nous n’avouons pas que porter le monde est un supplice.

Pour y aller à mon aise, je m’efforce d’absorber les écrivains des temps anciens et modernes, comme ce joueur qui a tellement pratiqué Warcraft qu’il  bat son adversaire en jouant au clavier avec un pied. Auteurs devenus subitement pour nous des non-internautes, ayant goûté la vie de méditation forcée d’avant la connexion comme un vin ancien et perdu.

Dans ce siècle de nouvelles technologies et de croyances belliqueuses, les textes des modernes nous sont presque aussi étranges que les antiques l’étaient aux humanistes à la Renaissance :  « Nous qui sommes si modernes seront anciens dans quelques siècles  » (La Bruyère, Discours sur Théophraste). Non parce que ces textes nous sont cachés, comme avant l’imprimerie, mais parce qu’ils nous sont toujours disponibles, ailleurs qu’en nous-mêmes et jamais seuls là où ils sont.

Les grands livres forment un jardin de pommes d’or pour lequel je cherche souvent en vain à m’ôter le poids du monde. Consultables « en un clic », c’est-à-dire totalement absents de nous, ces textes sont une source oubliée, rafraîchissant ceux qui l’aiment mieux qu’un article sur les stéréotypes racistes dans un dessin animé, sur la méthode du développé-couché ou sur les acides gras contenus dans une marque de cacahuètes:

« Le soir venu, je retourne à la maison et j’entre dans mon étude : à l’entrée, j’enlève mes vêtements de tous les jours, pleins de fange et de boue, et je mets mes habits de cour royale et pontificale. Et, vêtu décemment, j’entre dans les cours anciennes des hommes anciens où, reçu aimablement par eux, je me repais de cette nourriture qui seule est la mienne et pour laquelle je suis né : je n’ai pas honte de parler avec eux et de leur demander les raisons de leurs actions et, à cause de leur humilité, ils me répondent. Pendant quatre heures de temps, je ne sens aucun ennui, j’oublie tout mon chagrin, je ne crains pas la pauvreté, la mort ne m’apeure pas ; je me transfère totalement en eux. » (Machiavel, Lettre à Francesco Vettori, 10 décembre 1513).

Pour Machiavel lire les Anciens n’est pas lire :  c’est vivre dans un monde plus absorbant que tous ceux créés par les efforts de la technologie, qui touche vos pensées les plus intimes et mérite des habits royaux. Les Anciens vous immergent corps et âme dans leur été méditerranéen et millénaire : ils vous y préviennent que « l’amer souci marche toujours à côté de la joie » (Apollonios de Rhode, Argonautiques, IV), ils y discutent de l’amour à l’ombre d’un arbre ou le soir en buvant du vin, vous suggèrent qu’un mauvais joueur de flûte prête à rire, et de mettre une calotte à un bibliothécaire qui a les journaux du matin et pas de livre d’Homère (Plutarque, Vie d’Alcibiade).

Le soir, les hommes de la société 2.0 rentrent chez eux, lisent à leur smartphone des paroles du même genre et de gens semblables que celles qu’ils ont entendues dans la journée, et ils sont si tristes qu’ils attendent avant d’indiquer à l’écran qu’ils ont lu un message.

Aussi le bonheur affiché n’a-t-il jamais été plus grand. Car le bonheur affiché n’est que « l’endroit trompeur de la médaille de la vie » comme l’appelait Schopenhauer, et la fréquence des pages personnelles, filtres et photos de profil mesure le besoin de gloriole. Notre image publique est d’autant mieux usinée que le privé en est triste :

« Mes sœurs, sur la photo qui les montre à Cannes devant la villa de mon oncle Georg, sont figées dans une expression de bonheur et paraissent ainsi beaucoup plus malheureuses encore qu’elles ne le sont en réalité. (…) Celui qui est beau sur la photographie est chaque fois le plus laid, le plus heureux chaque fois le plus malheureux. » (Thomas Bernhard, Extinction).

Nous vivons l’instant le plus privilégié, sur la dune du Pila ou dans Florence au crépuscule, avec comme pensée de derrière la grimace étudiée, les joues gonflées et le sourire professionnel toujours possibles pour l’image. Celui qui publie de là-bas cinquante clichés par jour a choisi son décor lointain pour être mieux vu et vous appeler à l’aide, les pieds dans l’eau à Mykonos ou Vintimille.

Le monde 2.0 change en sport  la chaleur humaine, vous informant que « 36 personnes vous ont souhaité un joyeux anniversaire » et que « M. a publié 17 photos dans son album » :

« La vie personnelle, qui n’est plus un refuge contre les frustrations et les chocs subis au travail, est devenue aussi anarchique, belliqueuse et éprouvante que la vie publique. » (Christopher Lasch, La culture du narcissisme, 3, « La réussite sociale »).

L’homme n’a jamais autant écrit que depuis sa découverte du monde 2.0, par les messages instantanés, transmis par des foules entières et silencieuses. Mais grâce à cet écrit intempestif, certains peuples se libèrent des dictatures, d’autres de l’écriture, c’est-à-dire du sentiment de l’écriture, qui comme le disait Emmanuel Berl ne permet pas seulement de dire ce qu’on pense, mais de le découvrir.

L’écrit en société 2.0 en dit plus aux autres, qui  sont connectés à nous, qu’il n’en découvre à nous-mêmes, qui ne sommes plus jamais seuls. C’est une parole le plus souvent actuelle, donc périssable, et ses sociétaires finissent par lire sur les pages personnelles de leurs morts : « Tu seras où à 15h ? », « On va prendre une bière ? »

Si vous êtes capable de disserter sur les profits à tirer de votre page de réseau social, de faire une tirade sur le dernier abonnement de téléphonie mobile, d’évaluer l’efficacité d’une campagne numérique pour un fast-food, de monologuer sur l’acquisition d’une clé USB, vous n’exprimez pas une pensée, mais montrez l’ampleur, les ramifications infinies, l’endurance insatiable de votre soumission enthousiaste à ce monde 2.0, qui grossit de trésors et de boue comme le lit d’une rivière.

Y enfouira-t-on plus de trésors qu’il n’en fera perdre ? C’est la question qu’il nous incombe de nous poser. Le monde 2.0 vous conquiert en bête brute si vous ne le conquérez pas en humain, par courtes allées et venues.