On pourrait appeler autolecte le langage qui ne réfléchit à aucun des mots qu’il emploie : c’est même pour éviter de penser qu’il tourne dans le cercle des mêmes expressions ; c’est un langage qui accumule les tics de langage comme on fait un collier de noyaux.
Toute langue a des automatismes bien sûr, indispensables comme autant de béquilles à ses trébuchages, mais dans l’autolecte, l’automatisme devient la langue et le critère sélectif, l’Académie officielle qui valide le mot ou l’expression permettant de ne plus faire penser du tout, et d’empêcher toute possibilité de surprendre. Flaubert définit l’autolecte lorsqu’il se moque de l’expression toute faite « vive impression » :
« cette nouvelle [un mariage] m’a causé une vive impression (style facile vous épargnant la peine de chercher les mots et de savoir ce qu’on veut dire). » (Lettre à sa nièce Caroline, 1er juillet 1876).
C’est le fait de ne pas avoir à chercher le mot qui importe :
« c’est la fonction de béquille de ces expressions qui s’imposent parce que le manque de ressources du locuteur leur permet de monopoliser son imagination verbale. Le parleur est souvent comme un nageur en difficulté : l’expression à la mode, c’est l’aubaine d’une bouée surgissant dans le combat contre la noyade. » (Belinda Cannone, La bêtise s’améliore).
Cette langue qui vit de mots éteints est d’autant plus employée qu’elle est un raccourci, et tout raccourci est cher au petit-bourgeois universel, comme les abréviations, les applications de son smartphone, ses journaux gratuits ou sa livraison à domicile (qui lui évitent de lire, de payer ou se déplacer, comme l’autolecte lui évite de s’exprimer). C’est une langue morte à l’intérieur de la vivante, et plus employée qu’elle.
L’autolectien a sa chaleur : quoi de plus fraternel qu’un « Mais nooon ? », un « On se tient au jus » ou un « J’m’en bats les couilles » au détour d’une conversation ? Mais il est aussi policier sans le savoir : il hausse les sourcils quand vous prononcez un mot surprenant tel que « cocasse » ou « achalandé », et vous sourit comme devant un abruti si vous dites « sillon », ou « dithyrambique ».
On en obtient le bouillon dont je propose quelques ingrédients pour continuer de surprendre par la langue, non exhaustifs toutefois (puisque chaque jour à force d’être employé par les journaux subventionnés ou internautiques des mots peuvent s’éteindre) :
Acter / C’est acté,
A fond / A fond à fond
– l’autolectien adore appuyer sur cette expression parce qu’il ne va jamais au fond des choses ni en parole, ni en action,
A la limite,
Au calme,
Au niveau de,
J’avoue / Faut avouer
– l’autolectien n’a pas l’habitude d’avouer quoi que ce soit,
De base
– faute de syntaxe, mais raccourci,
-bashing
– l’anglais fait mieux passer la haine,
Carrément / Ah mais carrément,
C’est vrai que
Chouette [antéposé] (un chouette moment, un chouette resto),
Cool / C’est cool que / Vraiment cool / Cool cool
– notion vague parce qu’elle est totalitaire et veut prendre en charge tout votre bien-être, afin que vous ne vous occupiez de rien d’autre que d’être cool,
Délire / C’est un délire / C’est pas mon délire
– on délire rarement quand on parle l’autolecte,
Dingue,
Discours ***iste / Le discours du / Tomber dans le discours de / Risquer de tomber dans le discours du… ?
– l’autolectien est aussi en diète d’action; il ne vit que de discours comme les poulets sont au grain, et agir, pour lui, c’est encore parler,
En gros / Grosso modo / Grosso merdo [vieilli],
En mode
– l’autolectien est comme son smartphone qui va d’un mode à l’autre,
Fan, Hyper fan / Pas fan, Pas hyper fan
– l’autolectien n’aime ou ne hait qu’en adolescent,
Faut dire que,
Faut voir / A voir
– signifie qu’on ne veut pas voir,
Au final
– le sport dans la langue,
Furtif / Scred,
Au global,
Hallucinant,
Impacter / Impactant
– l’autolectien aime la lourdeur et peser sur le plus de monde possible; c’est l’inverse de toucher, qui est l’action de la grâce ou de la tendresse,
Improbable / Totalement improbable / Complètement improbable
– montre à quel point le probable règne dans la vie de l’autolectien,
J’men bats les couilles / Bas les couilles / Bas les ovaires / Bas les steaks / Balec / Qui s’en fout?
– toutes expressions de la paresse essentielle à l’autolecte, comme le précédent mot en disait la prévisibilité essentielle. Si fréquent que la phrase d’origine a été nominalisée: il y a oui, non, et bas les couilles.
Magique,
Mais bon voilà quoi
– l’autolectien fait traîner verbeusement ses derniers mots disponibles,
Obligé / C’est obligé,
Ok ok
– acquiesce agressivement, puisque l’autolectien cache beaucoup de choses,
On part sur,
On peut dire que
– preuve de tout ce qu’on ne peut pas dire,
On se tient au courant / On se tient au jus,
On va dire que
– mais on ne dit vraiment jamais,
Ouf / C’est fou / C’est ouf,
Ou pas,
Populo / Popu / Pop
– si le Cool est le Christ vénéré de l’autolectien, la Pop sous toutes ses formes est sa Vierge Marie,
Prioriser,
Prof,
Putain,
Quelque part,
Réac
– abréviation de « réactif » et non de « réactionnaire » (qui signifie le désir de restaurer l’Ancien Régime) : même lorsqu’il voit que son fils touche au smartphone sans le regarder, l’autolectien dit « Je suis réac » et bat sa coulpe,
Ressenti,
Solutionner,
S’originer,
Stigmatiser
– les stigmates de Jésus servent à déplorer la critique de tout et n’importe quoi, sauf celle du christianisme. Dire stigmatiser pour critiquer permet de taire toute critique en la faisant passer pour une véritable blessure sanglante. Ce mot entrave l’exercice de la pensée en croyant l’assainir.
Sympa,
Tellement / Ah mais tellement,
Totalement / Ah mais totalement,
Truc / Came / C’est quoi ce truc / C’est quoi les bails,
Truc de malade / Truc de ouf,
Tu déconnes / Mais non ?,
Tuerie / C’est une tuerie,
– jamais de vraie tuerie dans la vie de l’autolectien, mais le terme a fait flotter des instants de malaise après les attentats de 2015,
Turn-over,
Twist,
Voilà / Voilà quoi / Donc voilà
Wesh / Wesh les gars / Wesh la mif.
L’influence de l’anglais, de la communication d’entreprise et de l’argot systématisé (dépourvu du sens codé qui fait son intérêt et sa saveur) ne sont pas les seuls motifs de l’autolecte : la société française n’a plus vraiment de direction commune, elle n’en a donc pas dans sa langue. La diète de la langue fait partie de la diète générale, celle de l’être.
Comme le jeu de dés que Mozart inventa pour composer un menuet machinalement, à partir d’une batterie de motifs musicaux, on peut mêler ces tics et béquilles si l’on a vraiment aucune envie de penser, ce qui fera vraiment naître l’autolecte :
« C’est vrai que y a un turn-over de ouf »,
« Mais non, tu déconnes, il y est tellement allé en mode furtif »,
« Faut avouer que c’est totalement improbable »,
« On va dire que c’est pas ma came, mais bon voilà quoi, c’est un ressenti comme un autre »,
« Bon bah on va dire qu’on se tient au courant »,
« Putain c’est un délire son truc, il a pas peur de tomber dans un discours alarmiste ? »,
« Ah mais totalement, stigmatiser un truc pareil, c’est tomber dans le Hollande-bashing à fond »,
« Ou pas, quelque part on s’en bat les couilles, j’dis ça j’dis rien »,
« Faut voir ce que ça impacte au global »,
« Moi j’ai trouvé ça magique, mais bon, on y était en mode hyper fan, faut avouer ».