Adam ou l’hygiénisme

Adam a soif de posséder, mais comme il n’a pas de terre parce qu’il paie cher son deux-pièces dans le 11e arrondissement, ni de culture des humanités parce que celle-ci lui fatigue les nerfs, qu’il est « ingé son » et préfère raffiner ses divertissements, comme il n’a plus rien en foncier ni en propre, il entretient la première et la seule des propriétés qui lui reste : son corps.

Adam lance devant le fumeur ou le buveur : « Fais ce que tu veux, on t’aura prévenu », avec l’aplomb du croyant promettant les flammes de l’Enfer. Il s’impose « cinq fruits et légumes par jour » comme l’imam fait ses cinq prières et « trois joggings par semaine » comme les curés demandaient de réciter « un Pater et deux Ave ». Il s’absout de ses péchés en éliminant ses calories. Quand un homme meurt de maladie, il déclare : « Il n’a pas beaucoup pensé à sa santé », comme le croyant disait : « Il n’a pas assez pensé à son salut ». Son salut n’est que le salubre. Il se souvient : « Il ne consultait plus de cardiologue, son généraliste avait bâclé le travail, et puis il buvait beaucoup dans ses dernières années ». Ses oraisons funèbres sont des ordonnances. Des années après il dit encore : « Daniel il est mort comme ça, en fumant et en buvant, jusqu’à avoir un cancer de la langue. » Il assure aux morts une postérité plus hygiénique.

Adam prend les armes contre les calories et les perturbateurs endocriniens. Il entre timide au kebab comme dans un bordel. Il tremble devant un aliment non-sourcé et un fumeur qui rechute – il emploie les mots « inconscience » et « rechuter » pour tout plaisir destructeur au corps. Le label bio est son hostie. Si vous lui garantissez que les carottes qu’il mange ont suivi « des circuits sains » et « une distribution respectueuse de l’agriculture et de la biodiversité », il en doute encore : « On n’est jamais certain » dit-il à la vue d’une liste d’ingrédients, et il questionne toujours : la bonne santé est son Au-delà. Il cherche un homme en bonne santé, comme Diogène cherchait un homme tout court. L’homme sans sagesse ni pensée qui faisait penser à Diogène que les Athéniens n’étaient pas des hommes, l’homme réduit aux satisfactions corporelles, satisfait pleinement Adam : il se passionne pour lui douloureusement, si bien qu’il semble toujours faire « redonder » l’être, ne s’intéressant qu’à son état biologique, passif et stationnaire : « Tu n’as pas froid avec ta veste ? Y a pas trop de sel dans tes pommes dauphines ? Tu es sûr qu’il n’y a pas un courant d’air dans la maison ? »

Mais la propriété chère aux bourgeois du XIXe siècle, les bourgeois marchaient dessus, s’y pavanaient ; sauf dans leur imagination, cette propriété n’était pas en eux, elle n’était pas eux ! La rente du corps a donc bien plus d’avenir que la foncière, puisqu’elle nous est consubstantielle. Elle réconcilie les vertus et les vices, la noblesse du devoir à la petitesse de l’avarice, cette avarice de l’être qui se méfie de toute dépense qui ne soit pas corporelle et « bonne pour la santé ». L’hygiénisme est vénération religieuse et sport pragmatique, ayant le sentiment du Bien comme celui du profit. C’est aussi une science, nourrie de découvertes médicales, appliquée de surcroît à ce qui n’appartient qu’à nous, ce corps sans lequel on ne peut être.

Quelle est cette science qui fait mépriser et détester ce qui n’appartient aussi qu’à nous et plus intimement – le souci de la vie intérieure, et de tous les plaisirs minimes qui en soulagent le train, comme de rester assis « sans rien faire », sous l’effet d’une pensée ou d’un rêve, de boire ou de fumer après avoir pensé ou travaillé, avec la conscience que notre corps nous reste imprévisible, aussi sûr de se manifester qu’un borborygme ?

Mais l’hygiénisme est un bloc. « Je suis assez méfiant sur comment sont faits les vins de Loire » dit Adam, rappelant que le vin comporte de la gélatine de porc, puis il soutient, comme changeant de sujet, qu’on sait le fond catholique et réactionnaire d’où vient la politique de l’extrême-droite, et que des villages pouilleux où il n’y a même pas d’immigrés sont intrinsèquement xénophobes. Un « cordon sanitaire » serait donc souhaitable contre ces idées « nauséabondes » et « toxiques » qui « empuantissent » les débats. Quand un homme dit qu’il faut s’intégrer dans un pays, Adam sait « d’où ça vient », du nationalisme, du fascisme, des beaufs qui se marient au son de Patrick Sébastien : la traçabilité des opinions lui est aussi sûre que celle qui lui manque pour ses radis et ses tomates. Il veut guérir son pays comme son corps, et voit dans l’insalubrité dont il se prémunit une menace pour la nation.

Adam est à la diète de tout : il veut des plats sans calories, un théâtre sans texte à jouer, une école sans instruction, un passé sans héritage, des discours sans généralités, un érotisme sans tentatives, des sports sans risque, de nouveaux droits sans nouveaux devoirs, un pays sans peuple, une société sans communions ni vexations.

Adam chasse les conservateurs dans son pain le matin et dans toute la France l’après-midi. Qu’elle soit morale ou physique, c’est même hygiène et diète : épier les calories comme les fascistes, les perturbateurs endocriniens et ceux de ses certitudes. Diète du corps, diète de l’esprit ; sacerdoce du prêtre hygiéniste.