Impressionnistes

Monet, Cézanne, Renoir, et d’autres peintres après eux comme Bonnard et Marquet, plaisent à un large public parce qu’ils n’ont pas renoncé au charme commun, à la séduction des belles et bonnes heures : un crépuscule sur une falaise, une femme dans un paysage, des promeneuses dans les herbes. Un hédonisme insolent irradie leurs toiles.

De même que le bon et le beau peuvent s’accorder, les impressionnistes assemblaient la belle peinture et les bonnes choses de la vie :

« c’est tout de même une jolie chose et qui est peut-être exclusivement française, que ce qui est beau au jugement de l’équité, ce qui vaut selon l’esprit et le cœur, soit d’abord charmant aux yeux, coloré avec grâce, ciselé avec justesse, réalise aussi dans sa matière et dans sa forme la perfection intérieure. » (Marcel Proust, Le côté de Guermantes, II).

Les remous du pinceau sont des chairs à caresser autant qu’une nuance de lumière : on voudrait presque goûter au tableau.

Les fameuses taches de Monet (ou de Cézanne quand il peint son oncle avec le pouce) qui font un tableau vues de loin, sont d’ailleurs comme une peinture qui assumerait d’être peinture, comme on voit chez La Rochefoucauld ou Flaubert certaines phrases si pesées syntaxiquement, si solennelles, qu’elle semblent porter encore le plaisir pris à les construire.

Les premiers critiques virent des gribouillis dans les tableaux impressionnistes : « ces esprits chimériques qui s’imaginent qu’on prendra leur laisser-aller pour de la grâce » (Paul Mantz, Le Temps, 22 avril 1877) peignaient d’ « un coup d’œil sur le paysage vu à travers la vitre d’un wagon entraîné à la vitesse de 80 kilomètres à l’heure » (F. A. Bridgamn, L’Anarchie dans l’art, 1898), comme « un chat qui se promènerait sur le clavier d’un piano » ou « un singe qui se serait emparé d’une boîte de couleurs » (Albert Wolff, Le Figaro, 25 mars 1875). C’était pour eux des brouillons d’enfant, parce qu’ils croyaient qu’un peintre cherche à rendre précisément la vie, et qu’ils examinaient au détail. Ils voyaient au petit, comme le fact-checkeur ou le statisticien, qui croit appréhender toutes les réalités sensibles et ne voit que l’infime partie qu’il maîtrise parfaitement.

L’intelligence, suggèrent les impressionnistes, demanderait plutôt d’estomper, de se distancier un peu, d’imaginer soi-même une partie du tableau à partir des impressions du peintre. Leur réalité est leur perception, qui communique au spectateur sa propre incomplétude :

« Ils connaissaient toutes les ressources de l’œil humain. Ils savaient qu’il suffit de lui donner une indication juste pour qu’il reconstitue de lui-même une forme qui lui est familière. » (Ernst Gombrich, Histoire de l’art, « La révolution en permanence »).

Mais l’impressionnisme n’est pas qu’un art « participatif » niaiseux qui ferait des « propositions », pas plus qu’il n’est qu’un art de « plein air », où les conditions matérielles ont déterminé la précision du pinceau.

L’impressionnisme est peut-être un déni : les critiques riaient de leur « rendu » de la réalité, mais Monet ne voulait-il pas échapper de la réalité ?

Vue par les yeux, la réalité est trop précise, imposante, agressive :

« Tout se répète sans cesse et lamentablement. La manière même dont je mets en rentrant la clef dans la serrure, la place où je trouve toujours mes allumettes, le premier coup d’œil jeté dans ma chambre, quand le phosphore s’enflamme, me donnent envie de sauter par la fenêtre et d’en finir avec ces événements monotones auxquels nous n’échappons jamais. » (Maupassant, Suicides.)

Nous voudrions que tout s’estompe parfois, sans y échapper comme le personnage suicidaire de Maupassant, mais en y gardant seulement ce qui a rendu solidement heureux, seulement l’air d’Étretat ou les brumes d’un matin. Même garder quelque chose des machines à Saint-Lazare , peut-être d’autant plus. Cette gare me semble infiniment plus légère à passer depuis que j’ai vu ce que Monet a fait d’elle, car il en a extrait de superbes volutes de fumée mêlés au bleu du ciel. Grâce à Monet, Saint-Lazare n’est pas qu’un dédale plein de monde et de pisse mais l’ancien atelier d’un peintre.

Dans cette gare tonitruante où il s’installait, inquiété par ses créanciers, Monet trouvait peut-être la réalité si accablante qu’il désirait la flouter :

« L’art rend supportable le spectacle de la vie en plaçant dessus le voile de la pensée indécise. » (Nietzsche, Humain, trop humain, I, 151, trad. A.-M. Desrousseaux).

Cette phrase est la devise des impressionnistes : étudier une lumière, c’est aussi échapper à ces choses trop précises, lourdes et pleines de souvenirs dont celle-ci nous charge. Les impressionnistes placent un voile indécis sur cette vue satanée, violente et alourdissante de la vie de tous les jours, où les choses nous apparaissent pleines de rappels incessants et dans leur lourdeur. Monet disait lui-même qu’il cherchait « l’impossible » et « l’air » qui flottait autour des choses.

Les nymphéas sont bien tactiles, mais le jardin de Giverny n’enferme-t-il pas dans un monde clos et recréé ? La meule peinte vingt fois qui découvre les moindres effets de la lumière, n’est-elle pas un motif simple à pleurer, presque nihiliste, pour n’accueillir plus que la lumière ? Londres ne lui plaît-elle pas pour sa brume qui « lui donne son merveilleux lointain », comme il peint peut-être chaque chose plus lointaine pour moins s’en accabler ? Et Venise cent fois peinte par Monet n’est-elle pas la cité légère qui noie dans l’eau turquoise la matière des palais et le pavé des rues, comme notre œil s’enfonce dans l’eau oublieuse de Giverny ? La Falaise de Pourville, le matin ou le Pont Waterloo dans le brouillard sont si indécis qu’ils semblent peindre non un moment mais son souvenir.

Monet peint comme vous voulez voir quand vous êtes ivres. Comme vous voulez voir quand vous vous êtes réveillé d’une bonne sieste estivale. Quand vous venez d’embrasser. Quand vous venez de fumer. Quand vous voulez monter au ciel. La vie estompée, la vie un peu effacée, moins sévère, celle que vous aimeriez voir se poser sur chaque chose. Il la restitue à chaque centimètre et n’en a travaillé que cette part meilleure.

Les impressionnistes n’ont pas tant étudié que recréé le monde un monde, plus heureux et sensuel : chaque chose y ressort évaporée, absorbée, donc moins oppressante, et pourtant pleine de l’instant vécu, passé dans un champ de coquelicots ou une gare, au sein desquels l’homme voudrait s’unir à l’air et à la lumière. L’impressionnisme unit l’étude attentive et le désespoir oublieux, qui ne veut pas trop se préciser les choses, mais veut conserver les effets aériens permettant d’y échapper.